La dérive des continents

Les coups de crayon peuvent être mortels. Le monde occidental, stupéfait, l’a appris en comptant les morts que les manifestations ont déjà provoquées au Liban et en Afghanistan. Ainsi, il aura suffi de quelques mauvais dessins du prophète Mahomet, parus au Danemark voici plus de quatre mois, pour embraser une grande partie du monde arabo-musulman. Les excuses publiques n’y auront rien fait, la colère s’est répandue comme une pandémie furieuse, incendiant des ambassades, saccageant une église ou déchirant des contrats de coopération.

Riposte insensée à nos yeux occidentaux, sa violence doit être condamnée sans appel par tous ceux qui refusent l’obscurantisme, la terreur et le radicalisme haineux. Ceux-là, faut-il le souligner, ne vivent pas d’un seul côté de la planète. Même si leurs voix se font moins entendre dans le brouhaha du moment, il se trouve des musulmans, à Bruxelles comme à Beyrouth, pour refuser cette violence et appeler au calme. Ils ne se sentent pas moins offensés, eux aussi, par les caricatures qui associent stupidement islam et terrorisme.

Interloqué par la réaction démesurée des manifestants, l’Occident l’est aussi par l’ampleur de la contagion. En réalité, la colère n’a pas trouvé partout les mêmes mobiles ni la même sincérité. Des gouvernements ont instrumentalisé les protestations à des fins purement politiques. Et on ne saurait faire abstraction des frustrations électorales du Fatah dans les territoires palestiniens ou de la tension, au Liban, entre islamistes et chrétiens pour comprendre la radicalisation de la rue. En Iran, en Irak, en Afghanistan, l’Europe a repris le rôle du grand Satan habituellement dévolu aux Etats-Unis. Mais, dans cette Union européenne, précisément, où vivent quelque 15 millions de musulmans, nombre d’entre eux ont simplement crié leur exaspération face à l’islamophobie qui les caricature en poseurs de bombes et les enferme dans un amalgame permanent.

Avec ses consulats mis à sac et ses appels au meurtre,  » l’affaire Mahomet  » évoque l’image effrayante d’un  » choc des civilisations « . En accepter l’augure serait la pire des attitudes, amenant chacun à s’y préparer mentalement. Mais comment nier que les relations entre l’Occident et le monde arabo-musulman paraissent plus détériorées que jamais ? Cette fois, ce ne sont pas des armées en marche, conduites par Bush père ou fils, qui soulèvent les clameurs. Seulement quelques petits dessins… C’est dire l’écart qui se creuse entre les deux mondes, comme entraînés par une lente dérive des continents. L’Europe déchristianisée et les nations (ré)islamisées jusqu’au c£ur de l’Etat ne se rejoignent pas, aujourd’hui, sur l’expression du religieux, l’impertinence médiatique, la culture de l’image ou la place de la satire.

Comment faire admettre, là-bas, que le caricaturiste d’une presse libre pratique un métier salutaire, parce qu’il empêche le lissage de la pensée ? Le caricaturiste n’aime pas ce qui est trop poli. Mais il partage avec le journaliste deux responsabilités qui ne s’accordent pas toujours complètement. Celle, d’une part, de défendre, en l’exerçant, la liberté d’expression, puisqu’elle ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Celle, d’autre part, de respecter les personnes, leurs convictions, leur race, leur dignité… Cette responsabilité-là n’est pas la version pleutre de l’autre. Elle aussi peut demander du courage, pour ne pas hurler avec la meute ou renoncer à un effet facile. A cet égard, représenter Mahomet avec une bombe dans le turban nous apparaît comme un faux pas. Railler une déclaration, une décision ou la faiblesse d’un dignitaire, même religieux, est une chose. Stigmatiser une religion en s’en prenant à ses fondements en est une autre. Cela procède de la même généralisation qui caricaturait odieusement les juifs jadis, les immigrés aujourd’hui, nourrissant l’antisémitisme et la xénophobie. Curieux retournement, d’ailleurs, pour les dessinateurs danois, et pour bien d’autres journaux à leur suite, qui n’ont fait que renforcer ce qu’ils prétendaient affaiblir. Ce n’est pas tant la liberté de presse qui marque ici des points mais l’intégrisme religieux tueur de libertés.

Le Vif/L’Express n’a donc pas publié les dessins incriminés et il ne le fera pas. Son attachement viscéral à la liberté d’opinion, en ce compris le droit à l’impertinence, n’en reste pas moins total. Pour le souligner, nous avons exceptionnellement invité 7 dessinateurs de presse d’autres médias belges à intervenir sur divers sujets dans ce numéro. Pour dire que les crayons sont indispensables, quand leur mine n’explose que pour faire rire ou réfléchir.

Jean-François Dumont

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