La contre-attaque

Calamité dans de nombreux pays du Sud, le sexe tarifé entre étrangers et autochtones n’est plus un tabou. Des associations se battent en particulier contre l’exploitation des enfants. Du côté des autorités, une prise de conscience s’amorce, trop lentement.

Elles sont plusieurs, assises au bar d’un hôtel de Rabat où l’un des principaux voyagistes français loge ses vacanciers. Habillées avec élégance, décolleté plongeant, elles guettent le client. Invitée à prendre un verre, l’une d’elles propose d’emblée ses services :  » Je dors avec toi là-haut. Avec les gens de l’hôtel, il n’y a pas de problème. Il faut parler avec eux, c’est tout. Ils me connaissent.  » La formalité a un coût. Le personnel fermera les yeux en échange de quelques billets versés à la sauvette.

Au Maroc, la prostitution est interdite (voir l’encadré page 68). Mais dans la plupart des hôtels fréquentés par les touristes, à Marrakech, Agadir, Essaouira ou Rabat, des jeunes femmes offrent leurs services aux étrangers de passage. Certaines sont des professionnelles. D’autres ne pratiquent le sexe tarifé que de façon occasionnelle. Plus discrète et plus récente, la prostitution masculine existe aussi. Loin des palaces, même des enfants des rues racolent, pour quelques dirhams. Le phénomène se serait amplifié ces dernières années.

Nathalie Locatelli est de ceux qui observent avec inquiétude cette évolution. Depuis qu’elle a choisi de s’installer à Marrakech, au début des années 2000, pour y ouvrir la Galerie 127, spécialisée dans la photographie contemporaine marocaine, cette Française affirme avoir constaté dans la ville ocre une  » explosion  » du tourisme sexuel.  » Les hôtels de luxe, les riads regorgent de prostituées. Même dans la rue, on voit des adolescentes aguicher les Occidentaux ! Et il y a aussi de plus en plus de gigolos. En passant sur la place Jemaa El Fna, il m’est arrivé plus d’une fois de me faire racolerà L’absence d’espoir et de perspectives pour les jeunes a tout déréglé. On a l’impression que tout est à vendre !  » Malik, un restaurateur qui vit entre la Belgique et Marrakech, connaît bien ce petit monde.  » Le jour, ils sont serveurs ou rabatteurs pour des restaurants à touristes. La nuit, ils sont gigolos grâce aux contacts noués pendant la journée. Ici, tout peut se faire, à condition d’être discret. Il y a beaucoup d’Occidentales, entre 50 et 70 ans, qui passent leurs vacances à chercher des petits jeunes. C’est un commerce comme un autre. « 

Certes, l’immense majorité des touristes qui affluent au Maroc y viennent pour son soleil, la beauté de ses paysages ou la richesse de son patrimoine culturel. Pourtant, comme dans tous les pays du Sud, les jeunes, filles ou garçons, y sont facilement exploitables.  » La pauvreté et l’exclusion sont principalement à l’origine de la propagation de la prostitution au Maroc « , analysait il y a trois ans, dans un rapport sur le tourisme sexuel dans le royaume, Khalid Cherkaoui Semmouni, coordinateur général de la Coalition contre les abus sexuels sur les enfants (Cocasse) et président du Centre marocain des droits de l’homme. Les touristes mal intentionnés sont, eux, attirés par un pays ouvert sur l’Occident, à la fois  » exotique  » et proche de l’Europe. A la différence de ce qui se passe en Thaïlande ou au Sri Lanka, le Maroc ne compte pas de réseaux organisés ; le sexe tarifé y reste encore le fait d’individus ou de groupes isolés.

Longtemps, cette réalité a été taboue. Depuis quelques années, cependant, des associations militent contre les différentes formes d’exploitation sexuelle, à commencer par la pédophilie. Elles n’hésitent plus à organiser des manifestations de rue contre cette forme de  » tourisme « , tentent de fournir une aide aux victimes et de faire en sorte que les coupables soient poursuivis. La plus active est l’association Touche pas à mon enfant, créée à Agadir par la juriste Najat Anouar et qu’anime à Marrakech l’avocat Mustapha Errachidi.

La tâche n’est pas aisée. Les militants de Touche pas à mon enfant ont souvent du mal à convaincre les proches des victimes de sortir du silence.  » Des freins sociaux, culturels et économiques empêchent les familles et les enfants qui ont subi des violences sexuelles de parler librement, de porter plainte et d’aller au bout du processus judiciaire « , soulignait l’Unicef (fonds des Nations unies pour l’enfance) dans un rapport publié il y a quelques années déjà et consacré à l’exploitation sexuelle des enfants à Marrakech. Un problème que confirme Me Errachidi.  » A cause de cela, ajoute-t-il, nous avons beaucoup de mal à mesurer avec exactitude l’ampleur des dégâts. Si l’on en croit l’Unicef, le Maroc, sans atteindre le niveau de la Thaïlande, est devenu une des destinations favorites des pédophiles. Et le phénomène s’accroît.  » En 2008, l’association a recensé 306 victimes d’actes de pédophilie dans tout le pays. Des touristes étrangers étaient impliqués dans un peu plus d’un tiers des cas.

Mustapha Errachidi assure la permanence de l’association dans un bureau exigu au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble proche du Café de France, en plein centre de Marrakech.  » On reçoit de plus en plus de dossiers, confie-t-il. Je viens, par exemple, d’être alerté sur le sort d’un bébé violé par son père adoptif, un touriste français. Avant de déposer plainte, je dois faire des recoupements, chercher des preuves matérielles, comprendre les circonstances de cette adoption. C’est très compliqué et pourtant il faut faire vite !  » Malgré le manque de moyens pour diligenter les enquêtes, souligne l’avocat de Marrakech, l’étau se resserre autour des pédophiles, en partie grâce à la médiatisation récente de certaines affaires. Il y a quelques années, la diffusion par une chaîne espagnole d’un reportage sur la prostitution infantile avait fait grand bruit. Peu après, une trentaine de personnes, à Tanger et à Marrakech, avaient été arrêtées.  » Cela a contribué à briser le tabou « , souligne Me Errachidi. Au total, depuis 2001, une quarantaine de touristes européens ont comparu pour des affaires de pédophilie ou de prostitution. Certains procès ont été largement couverts par la presse marocaine. Ainsi, les médias avaient évoqué le cas d’un ancien journaliste belge, Philippe Servaty, poursuivi à Bruxelles (alors que ses treize victimes identifiées ont été sévèrement punies au Maroc…) pour  » viol à l’aide de violences d’une mineure de plus de 10 ans mais de moins de 14 ans « ,  » incitation à la débauche de mineurs de moins de 16 ans « ,  » traitements inhumains et dégradants  » et  » exposition, vente et diffusion d’images à caractère pornographique « . Il avait diffusé sur Internet des photos au moins pornographiques, qui furent ensuite transposées sur des CD vendus au Maroc. Ses clichés mettaient en scène des femmes marocaines auxquelles il semblait avoir imposé, contre promesses diverses, des relations sexuelles dégradantes. Le  » scandale d’Agadir « , né en juin 2005, a brièvement atterri le 20 mai dernier à la chambre du conseil de Bruxelles. L’avocat de Philippe Servaty, qui nie tout acte pédophile, a demandé des devoirs d’instruction complémentaires avec pour résultat que l’affaire a été remise sine die. Une autre affaire a fait grand bruit : celle de Jacques-Henri Soumère, l’ex-directeur du théâtre Mogador à Paris, interpellé en avril 2006 dans son riad de Marrakech en compagnie de deux jeunes Marocains. Inculpé d’incitation à la débauche sur mineurs, il ne sera toutefois condamné qu’à quatre mois de prison avec sursis par le tribunal de première instance de Marrakech. L’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), qui s’était portée partie civile, avait à l’époque protesté contre un jugement à ses yeux trop clément. En 2006, un autre Français, l’agent immobilier Hervé Le Gloannec, écopait de quatre ans d’emprisonnement en première instance, peine réduite en appel à un an. Surpris dans les bras d’un jeune Marrakchi de 15 ans, il collectionnait sur son ordinateur des images pédopornographiques. La police mettra la main sur 100 000 photos et 17 000 vidéos pornographiques.

La détermination de la mairede Marrakech

La médiatisation de ces affaires et le travail des associations ont permis que s’amorce une prise de conscience, y compris au sein de la classe politique. En 2006, Mounir Chraibi, à l’époque wali (préfet) de Marrakech, promettait la  » tolérance zéro  » envers le tourisme sexuel. Sans pour autant prendre de mesures fortes.

Les choses pourraient changer. Car la nouvelle maire de Marrakech, Fatima Zahara Mansouri (Parti authenticité et modernité) a décidé de se saisir de la question. Première démarche : une rencontre avec l’ensemble des associations de la ville concernées par le sujet.  » Cela n’avait jamais été fait par nos prédécesseurs, nous allons précipiter les choses « , assure sa directrice de cabinet, Khadija Ettalbi.  » Toutefois, prévient-elle, nos compétences en la matière sont limitées et notre action ne pourra porter ses fruits que si la police fait son travail d’investigation.  » Cette main tendue a été bien accueillie par les associations, à commencer par celle de Najat Anouar.

Du côté du gouvernement, la politique de l’autruche semble toujours prévaloir. Au ministère du Tourisme, on préfère se dire qu’il n’y a pas, au Maroc,  » de lieux identifiés, comme à Bangkok ou Amsterdam « , que la pédophilie y est  » marginale  » et que le reste relève  » de la drague entre adultes consentants « . Une réaction qui indigne Khadija Kyadi, présidente de l’AMDH. Cette militante des droits de l’homme voit l’origine du problème dans  » la pauvreté et l’ignorance « . On ne peut espérer éradiquer ce fléau  » qu’en s’attaquant à ses racines « .

Ce ne serait pas, après tout, la première fois que la société civile aurait quelques longueurs d’avance sur le pouvoir politiqueà

xavier renard (à rabat et marrakech) et R.P. – reportage photo : chakib alami

 » je dors avec toi là-haut. avec l’hôtelil n’y a pasde problème « 

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