La coalition perd la face

Devant la multiplication des preuves, Bush et Blair ne peuvent plus nier l’évidence : leurs soldats ont torturé en Irak. Au-delà des  » bavures « , c’est le bien-fondé de la guerre qui est remis en question

Des prisonniers nus, entassés les uns sur les autres, la tête enfoncée dans des sacs. Le visage tuméfié d’un Irakien, mort après avoir été tabassé. Une jeune soldate américaine, 20 ans à peine, tenant en laisse un détenu couché sur le sol. Chaque fois, les mêmes humiliations. Le même déni d’humanité. Les mêmes scènes insoutenables. Les clichés sont flous, imprécis. Normal, ils ne sont pas l’£uvre de photographes professionnels, mais des bourreaux eux-mêmes. Voulaient-ils conserver quelques trophées de la campagne irakienne ? Ou rapporter à leur fiancée un souvenir original de Bagdad ? Quoi qu’il en soit, ces documents chocs se retrouvent aujourd’hui à la Une de toute la presse internationale. Et leur effet est dévastateur : impossible désormais de contester les brutalités commises par les troupes de la coalition en Irak. Tant aux Etats-Unis qu’en Grande-Bretagne, les responsables militaires sont sommés de s’expliquer. Les ministres de la Défense américain et britannique, Donald Rumsfeld et Geoff Hoon, sont aujourd’hui sur la sellette. Convoqué par la Commission de la défense du Sénat, Rumsfeld a tenu des propos peu susceptibles d’apaiser le scandale.  » Au-delà des mauvais traitements, il y a d’autres photos, qui montrent des incidents de violence physique envers les prisonniers, des actes qui ne peuvent être décrits que comme ouvertement sadiques, cruels et inhumains. Il y a beaucoup plus de photos et de vidéos « , a-t-il dû reconnaître devant les sénateurs. Une grande partie de la presse américaine, rejointe par John Kerry, le prétendant démocrate à la présidence, réclame aujourd’hui sa démission.

 » Je doute de l’authenticité de ces photos « , s’est défendu pour sa part Hoon, faisant référence aux clichés accablants publiés le 1er mai par le Daily Mirror, qui montrent un soldat urinant sur un prisonnier. De fait, les experts ne savent trop quel crédit accorder à ces images, où figurent des véhicules qui ne seraient pas utilisés en Irak. Aucun doute, en revanche, n’est malheureusement permis sur les dizaines de photos qui concernent les militaires américains. Ce sont celles-là qui ont ému l’opinion publique mondiale, et forcé George Bush et Tony Blair à réagir. Pourtant, depuis plusieurs semaines déjà, l’un comme l’autre étaient au courant des exactions perpétrées par leurs soldats. Dès février dernier, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) avait dressé, dans un rapport confidentiel, la liste des mauvais traitements infligés aux prisonniers irakiens. Une litanie qui fait froid dans le dos, où on apprend que les détenus sont déshabillés, avant d’être enfermés plusieurs jours durant dans des cellules totalement obscures. Les rapports publiés par les organisations de défense des droits de l’homme sont tout aussi explicites. Amnesty International, par exemple, a qualifié de  » crimes de guerre  » les actes commis par les soldats américains. Parmi ces derniers, certains ont pourtant choisi d’obéir à leur conscience. A leurs risques et périls, ils ont dénoncé ce que leurs camarades faisaient subir aux prisonniers.  » Je ne voulais pas être mêlé à quelque chose qui me semblait criminel « , a ainsi confié Matthew Wisdow, un soldat des Forces spéciales. A plusieurs reprises, il a averti ses supérieurs. En vain.

Mais, au-delà de l’émotion suscitée par les photos montrant des actes barbares, c’est la guerre décidée par Bush et Blair qui est plus que jamais mise en cause. Car si certains soldats de la coalition se sont livrés à des violences atroces, cela tient, au moins en partie, aux conditions dans lesquelles ils doivent opérer. Peu préparés à une  » guerre de basse intensité « , parfois tout juste sortis de l’adolescence, ils sont aujourd’hui tenus d’occuper un pays où la population leur est de plus en plus hostile. Ce qui provoque un stress considérable, de la tension, des angoisses et, de façon quasi automatique, des dérapages. S’ajoutant aux brutalités commises dans les prisons, les  » bavures  » se comptent d’ailleurs par dizaines. Début avril, dans plusieurs villes d’Irak (Najaf, Bagdad, Bassora, Kerbala…), les soldats de la coalition ont ouvert le feu sur des manifestants qui défilaient sans armes. Bilan : plus de 100 morts. Selon Amnesty International, les forces britanniques auraient par ailleurs tué 37 civils entre le 1er et le 11 mai, parmi lesquels une fillette de 8 ans.  » Aucun d’eux ne présentait une menace imminente « , souligne l’organisation.

Inhumain et inefficace

Ironie du sort : les actes de torture ont été les plus systématiques et les plus cruels au centre pénitentiaire d’Abou Ghraib, où officiaient déjà les tortionnaires de Saddam Hussein… A elle seule, la nouvelle constitue presque un aveu d’échec pour la coalition. Agissant au nom de la démocratie, celle-ci avait promis d’apporter la paix à Bagdad. Or, au contraire, l’Irak est à feu et à sang, et l’Occident plus que jamais détesté dans le monde arabe. Comment en est-on arrivé là ? Parmi d’autres dysfonctionnements sont montrées du doigt les relations troubles qu’entretient la police militaire, chargée de surveiller les prisonniers, avec les services de renseignement, responsables des interrogatoires. Les gardiens ont-ils la consigne de  » briser  » les détenus, physiquement et psychologiquement, avant que ceux-ci ne soient interrogés ? La CIA et les sociétés privées de renseignement sont-elles les véritables maîtres d’Abou Ghraib ? L’avocat du sergent Ivan Frederick, inculpé pour les sévices qu’il a infligés aux prisonniers, en est convaincu. Selon lui, son client n’a fait qu’exécuter des ordres.  » Est-ce que vous croyez vraiment que quelques gamins sortis de la campagne de Virginie aient pu décider que le meilleur moyen de faire parler des Arabes était de les faire défiler nus ? » interroge-t-il dans l’hebdomadaire The New Yorker. Encore plus embarrassant : la publication d’un rapport secret du général Antonio Taguba. A la demande du commandement américain, celui-ci a enquêté pendant trois mois sur les agissements de la 800e brigade de police militaire, responsable des centres de détention irakiens. Ses conclusions sont sans ambiguïté. Il révèle, entre autres,  » de nombreux cas de mauvais traitements criminels, sadiques, flagrants et dégradants « .

Barbares, les sévices subis par les prisonniers s’avèrent également inefficaces. Jusqu’à présent, ils ne semblent pas avoir permis aux Américains d’obtenir des renseignements décisifs sur la résistance irakienne.  » Aujourd’hui, nous savons que pratiquer ce genre de tortures est non seulement scandaleux et abominable, mais aussi contre-productif « , a d’ailleurs commenté le général Henri Bentégeat, chef d’état-major des armées françaises. Un avis partagé par Willie Rowell, ancien agent de la commission d’enquête criminelle de l’armée américaine. Pour lui, les interrogatoires ne sont pas plus faciles quand les prisonniers sont battus et humiliés :  » Ils vous disent ce que vous voulez entendre, que ce soit la vérité ou non. On n’obtient aucune information juste.  »

François Brabant

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