La carte embarrassante

Les navigateurs chinois ont-ils découvert les continents bien avant Colomb et Magellan ? Une mappemonde ancienne, qui en apporterait la preuve, enfièvre les experts

Simple, claire, élégante : la carte tracée à l’encre de couleur sur du papier de bambou, vendue 500 dollars, en 2001, par un brocanteur de Shanghai, repose désormais dans un coffre-fort de Pékin. Aujourd’hui, l’objet est devenu inestimable, en même temps qu’un véritable brûlot, depuis que son acquéreur, l’avocat chinois Liu Gang, a réussi à créer le chaos parmi la communauté des sinologues mondiaux. La carte, en soi, n’a rien d’impénétrable : elle détaille juste la terre avec une remarquable précision. On y trouve chaque continent à ses bonnes place et dimension, de même que la plupart des îles et des fleuves. Mais, dans un coin de la mappemonde, son auteur révèle qu’il l’a dessinée en 1763, d’après un modèle datant de… 1418 ! Autrement dit, bien avant que Colomb aborde l’Amérique (en 1492), que de Gama contourne le cap de Bonne-Espérance (1497), que Magellan accomplisse le tour du monde (1522) ou que Cook découvre l’Australie (1771).

On savait les Chinois du début du xve siècle des navigateurs hors pair, dotés, comme l’amiral Zheng He, d’instruments sophistiqués et d’une puissante flotte d’au moins 300 vaisseaux. Beaucoup de spécialistes estiment cependant que Zheng He, s’il a bien atteint Sri Lanka, l’Iran ou le Kenya, n’a jamais passé la pointe de l’Afrique du Sud. Et ce, même si l’historien britannique Gavin Menzies a récemment affirmé le contraire dans 1421 – L’année où la Chine découvrit le Monde, un best-seller dont les thèses ont séduit bon nombre d’universitaires. La mise au jour de la mappemonde de Liu Gang relance évidemment le débat. Authentique, elle certifierait que les Chinois ont, les premiers, conquis l’ensemble des océans, et que les Européens ont peut-être pris la mer avec des copies de cartes asiatiques…

Le sort du mystérieux planisphère est pourtant loin d’être scellé. Ses partisans affrontent une armada d’opposants qui, même en Chine, s’emploient à démontrer qu’il s’agit d’un canular, fabriqué au xviiie siècle ou même au xxie siècle. Les sceptiques ne manquent pas d’arguments convaincants. Parmi ces experts, le Pr Nicolas Standaert (KUL), spécialiste des mappemondes du xviie siècle en Chine, livre un avis nuancé. Selon lui, il n’existe aucune carte chinoise médiévale représentant, comme ici, le monde sous la forme d’un globe. Certes, la  » sphéricité  » de la carte Liu Gang pourrait être une variante unique. Mais d’autres éléments, linguistiques, ceux-là, rendent le document suspect. Ainsi, les expressions  » Dieu « , ou  » croire dans une religion « , calligraphiées par le cartographe dans un cartouche décrivant les m£urs des habitants de l’actuelle Europe de l’Est, ne furent utilisées en Chine qu’à l’arrivée des missionnaires jésuites… du xviie siècle. Le spécialiste louvaniste opte donc pour la prudence :  » Je n’ai aucune preuve pour exclure l’hypothèse que cette mappemonde remonte à 1418, même si, vu les anachronismes, cela semble peu probable.  » Et si on dénichait demain une carte chinoise du monde, datant du viiie siècle et parfaitement correcte ?  » Le sinologue n’aurait qu’à s’incliner « , ajoute Standaert. Et l’historien, à réécrire entièrement la chronologie des grandes découvertes…

Valérie Colin

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