La boîte de Pandore

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les choses ne se passent pas tout à fait comme les Etats-Unis l’avaient prévu. Le scénario annoncé par les stratèges de Washington était pourtant clair. Passé le  » choc et l’effroi  » des premiers bombardements, une offensive terrestre foudroyante viendrait vite à bout d’un régime à l’agonie, dont les structures s’effondreraient comme un château de cartes. Affranchis enfin du dictateur honni, les Irakiens se précipiteraient à la rencontre des libérateurs, les acclamant dans des villes pavoisées à leurs couleurs. Pourrait alors commencer, dans l’émotion partagée, la phase ultérieure de l’opération  » Liberté de l’Irak  » : la reconstruction d’un pays détruit par la faute de son tyran, la réappropriation de ses richesses pétrolières et l’installation d’une démocratie prospère,  » vitrine  » de bien-être dont le modèle se répandrait, peu à peu, dans tout le Moyen-Orient.

Mais le conte de fées se fait attendre. Presque partout, les Irakiens résistent. Bien sûr, il y a des désertions. Mais les forces du régime s’opposent à l’offensive anglo-saxonne avec une énergie que la coalition n’avait apparemment pas imaginée. Sa progression sur le terrain a donc été fortement ralentie. Et les explications alambiquées du Pentagone n’y changent rien : les Etats-Unis ont bel et bien dû revoir leurs plans et appeler des renforts.  » Chaque jour nous rapproche de la victoire « , rassure George W. Bush, avec une de ces formules dont la prescience percutante doit susciter l’envie de tous les grands de ce monde. Le président a raison : qui doute vraiment que la première puissance mondiale étripera les milices pantelantes d’un pays sous-développé, malgré les rodomontades de ses dirigeants ? Certes, la combativité des soldats de Saddam est due, au moins en partie, aux menaces que le régime fait peser sur ceux qui seraient tentés de rendre les armes pour sauver leur peau. Aussi longtemps que le pouvoir n’aura pas rendu son dernier souffle, les Irakiens se méfieront des éventuels retournements de situation dont trop d’entre eux ont fait les frais dans le passé. L’encadrement totalitaire du parti Baas ne suffit pourtant pas à expliquer les difficultés rencontrées par ceux qui voulaient être les libérateurs de l’Irak.

Les Américains et les Britanniques ont-ils surestimé l’impopularité de Saddam Hussein, aveuglés qu’ils étaient par leur propre propagande, lorsqu’il s’agissait de convaincre la communauté internationale d’intervenir à leurs côtés ? Ont-ils sous-estimé le sentiment national d’un pays qui, comme les autres, considère une intervention militaire étrangère comme une agression à laquelle il faut résister ? Chacune de ces explications contient, sans doute, une part de vérité.

Mais, ce qui est confondant, c’est que rien de tel ne semble avoir été prévu, ni même envisagé. De la part de Washington, tant d’assurance mal fondée, tant d’ignorance quant aux réalités concrètes d’une société lointaine, tant de légèreté voisinant avec tant d’arrogance, tout cela augure mal des prétentions américaines à remodeler le monde.

Sur le terrain, en tout cas, les choses sont plus claires que pendant l’opération  » Tempête du désert  » de 1991. Cette fois-ci, la guerre dit son nom. Plusieurs dizaines de victimes américaines et britanniques balaient le mythe des opérations  » zéro mort « . Et l’on sait aussi que, toutes  » chirurgicales  » que soient les  » frappes « , les bombardements  » alliés  » font des centaines, bientôt des milliers de victimes dans la population irakienne.

Mais les  » dégâts collatéraux  » ne se limitent pas à la Mésopotamie. La colère contre cette guerre gagne le monde arabe tout entier. La fureur des populations se manifeste tout particulièrement dans les pays alliés des Etats-Unis et signataires d’un traité de paix avec Israël, où les manifestants reprochent à leurs gouvernements d’être aussi peu solidaires des Irakiens qu’ils semblent l’être des Palestiniens. Fragiles sur le plan socio-économique, ces régimes résisteront-ils à la nouvelle tempête qui se lève dans une région déjà gravement déstabilisée par l’échec du processus de paix et la deuxième Intifada ? Les peuples du Proche-Orient nourrissent peu d’illusions quant aux vertus de Saddam Hussein. Mais, par la grâce des événements actuels, le raïs irakien est devenu, aux yeux de beaucoup, le symbole de la résistance à une Amérique honnie pour son alliance avec Israël, tortionnaire des Palestiniens. Héraut de la cause arabe aujourd’hui, Saddam accédera peut-être, après son éviction, au rang de martyr. C’est aux Américains qu’il devra cette victoire posthume, lui qui n’en a jamais remporté beaucoup pendant son règne, tant son psychisme malade émoussait, chez lui, le sens politique et même le bon sens tout court. Mais un cadeau ne vient jamais seul. Ces derniers temps, Saddam Hussein, naguère laïque affirmé, a multiplié les références religieuses au même rythme qu’il construisait des mosquées et frappait les drapeaux irakiens de la surimpression  » Dieu est grand « . Ces dévotions affichées sur le tard ont accrédité l’idée qu’il était, aussi, le vrai défenseur des croyants contre ces infidèles qui, comme Bush et les siens, se réclament un peu trop de la croix, qu’ils ont prise en otage. Ce cadeau-là, Oussama ben Laden et ses émules sauront l’exploiter pleinement dans leurs entreprises haineuses contre l’Occident. Les Etats-Unis û et d’autres û risquent de s’en apercevoir bientôt.

jacques gevers

La tournure prise par la guerre en Irak augure mal de la suite des opérations projetées par Washington au Moyen-Orient

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