La beauté à travers l’Histoire: 9. Aujourd’hui avec Sander Gilman

Des dizaines de milliers de Belges sont passés, l’année dernière, sous le scalpel d’un chirurgien esthétique. 8,5 millions d’Américains ont fait de même (une hausse de 48 % en deux ans). En tête : les Sud-Coréens, les plus grands consommateurs, les Chinois et les Argentins, qui détiennent le record du monde d’implants en silicone. Les  » Botox parties  » font fureur sur la planète. Depuis Freud, arrivé sur la scène au même moment que la chirurgie esthétique, on savait que la beauté venait de l’intérieur. Nous pouvons désormais soigner l’âme en changeant le corps. L’universitaire américain Sander Gilman le dit : c’est en tout cas un nouveau credo.

Sander Gilman est l’un des universitaires américains les plus prolifiques. Il a écrit ou coécrit près de 60 livres, sur Kafka, le sida, Freud, les juifs, le cinéma. Il a enseigné la sociologie aussi bien que la psychiatrie. Comme celui d’un joueur de foot, son  » transfert  » de l’université de Chicago à celle de l’Illinois, en 2000, a fait grand bruit. Il y dirige un institut original, The Humanities Laboratory, véritable labo d’idées dont le but est d’abattre les cloisons entre sciences sociales, médecine et sciences naturelles. Gilman est aussi l’auteur de trois livres sur la chirurgie esthétique, dont Creating Beauty to Cure the Soul (Duke University Press).  » Je me suis toujours intéressé à la beauté, raconte-t-il, parce que je veux comprendre comment les êtres humains se forgent une identité.  »

Aujourd’hui, dans certains milieux, celui qui n’a pas subi le scalpel du chirurgien plastique est presque mal vu ! Faut-il désormais être beau à tout prix ?

Nous avons le sentiment, aujourd’hui, que nous pouvons juger les gens sur leur mine. Quand nous regardons quelqu’un de beau, nous croyons  » savoir  » que cette personne est également bonne ! Il y a quinze ans, on a mené une étude sur l’image des patientes d’un hôpital. Celles qui étaient perçues comme les  » plus faciles « , comme les  » bonnes malades « , étaient les jeunes femmes les plus jolies, tandis que les femmes âgées étaient considérées comme les  » mauvaises malades « . Ces résultats n’avaient évidemment rien à voir avec leur esprit de coopération, mais tout avec la réaction des médecins au physique des patientes.

Ce désir de remodeler notre corps est devenu universel…

Mais il remonte au siècle des Lumières ! C’est ce siècle qui affirme que nous avons le droit de changer de nom, de position sociale, de déterminer notre futur. Et donc de façonner notre corps. Les premiers clients de la chirurgie esthétique viennent de la classe moyenne. Ce ne sont pas les riches qui ont recours à ces procédures.

Pourquoi ?

Parce que la classe moyenne a vu dans la chirurgie esthétique un moyen de grimper dans l’échelle sociale, d’obtenir un meilleur emploi, d’éliminer certains traits ethniques qui empêchaient son avancement. Elle devient  » moins juive  » par exemple, ou bien  » moins âgée « . Le but de l’opération est de rendre la différence invisible.

Donnons-nous actuellement plus d’importance au physique dans notre jugement sur les gens ?

Nous avons toujours eu tendance à penser qu’une personne agréable à regarder était meilleure, plus intelligente, voire plus vertueuse. Aujourd’hui, ce qui est nouveau, c’est que nous pouvons communiquer plus rapidement. Les critères de beauté changent plus souvent. Regardez les £uvres d’art. Il y a un standard de beauté qui, à partir de la Renaissance, ne se modifie pas pendant plusieurs siècles. Et puis, à partir du xixe siècle, il change de décennie en décennie.

D’où viennent-ils, ces nouveaux canons de beauté ?

Ma théorie est qu’il n’y a pas de nouveaux critères de beauté, il existe plutôt un consensus sur ce qui constitue la beauté à un moment donné : celle-ci est choisie dans un  » catalogue  » de modèles différents. Par exemple, en 1850, l’idéal du mâle est un corps fin, bien proportionné mais pas trop musclé : l’anti-Schwarzenegger. Cet idéal est de retour. De manière assez ironique, c’est aussi le corps idéal féminin des vingt dernières années ! Ce standard existait, mais il était réservé aux hommes. Il y a ainsi un vocabulaire d’images dans lequel nous piochons.

Pourtant, quand on regarde aujourd’hui les émissions de téléréalité, on a l’impression que tout le monde se ressemble.

Ce ne sont pas les médias qui nous disent ce qui est  » beau « . Le type de beauté que nous voyons à la télévision ou dans les films ne s’imposerait pas si le public n’y était pas ouvert : nous trouvons que quelque chose est beau, les médias l’évoquent, nous renvoient cette image. Nous nous confirmons donc dans notre idée. Désormais, nos modèles changent très vite.

Vous affirmez que celui qui ne se trouve pas  » beau  » est malheureux. Or être malheureux, dans notre société, c’est comme être malade. Il faut donc le soigner.

Les premiers chirurgiens esthétiques ont commencé à opérer au xixe siècle. Mais le serment d’Hippocrate leur interdisait d’opérer un corps sain. Les premières procédures pour raccourcir le nez, recoller les oreilles ou tirer le visage n’avaient évidemment pas pour but de soigner. Les chirurgiens et les patients ont alors décidé, de manière tacite, que ce que l’on soignait, c’était l’âme : les patients étaient si malheureux qu’ils étaient malades. Cela se produit au moment même où la psychanalyse naît. Le chirurgien esthétique dit :  » Opérez l’extérieur et vous guérissez l’intérieur.  » Freud, lui, dit :  » Faites une thérapie pour l’intérieur et vous guérissez l’âme.  » Si vous regardez les résultats de la chirurgie esthétique au bout de six mois, lorsque les gens n’ont pas d’attentes irréalistes, ils sont incroyablement satisfaits des résultats. La chirurgie esthétique est donc efficace pour changer la vie des gens.

Si nous sommes de plus en plus nombreux à frapper à la porte des chirurgiens esthétiques, cela signifie-t-il que nous n’allons pas bien ?

Vous pouvez aussi dire que les gens prennent leur vie en main et qu’ils le font par des petites touches comme celles-là. Ils pensent :  » Il m’est peut-être difficile d’être quelqu’un de plus moral, mais je peux avoir un lifting.  » Vous pouvez aussi dire, comme les féministes, que la chirurgie esthétique abuse de pauvres femmes qui se laissent convaincre par des médecins sans scrupules. Mais, pour certaines opérations, les hommes sont plus nombreux que les femmes. C’est la grande révolution de ces dernières années. Je prédis qu’en 2020 autant d’hommes que de femmes auront recours à la chirurgie esthétique. Aujourd’hui, c’est déjà le cas, dans certains pays, pour ce qui touche au visage. Pourquoi dire que c’est mal ?

Avons-nous exporté notre obsession dans d’autres pays ?

Les chirurgies plastiques lancées dans les années 1890 étaient réalisées à Berlin, New York, Londres, Paris, mais aussi à Tokyo. Aujourd’hui, il y a plus de chirurgiens esthétiques en Corée du Sud que dans n’importe quel pays. Auparavant, le Brésil détenait le record du nombre d’opérations. Même les pays qui n’avaient pas une culture de la chirurgie plastique û l’Angleterre, par exemple û en ont maintenant une. C’est vrai aussi en Afrique du Sud, au Mexique, en Chine ou en Argentine. C’est devenu un phénomène mondial. Et ce ne sont pas les riches qui y ont recours, ce sont les classes moyennes.

Tout le monde va se ressembler ! Les critères de la beauté vont-ils devenir les mêmes dans tous les pays ?

Bien sûr ! Et le canon mondial, c’est le nôtre, l’occidental. Mais il existe des variations à partir de ce modèle : c’est l’énorme changement du moment. A Tokyo, les jeunes veulent élargir leur nez et avoir des yeux occidentaux. Ils ne veulent pas pour autant ressembler à Britney Spears ; ils veulent avoir l’air japonais tout en respectant les codes mondiaux de la beauté. L’idée est d’être un Japonais plus séduisant, non de se dire :  » Oh, mon Dieu, maintenant, je suis un Occidental !  »

Les manipulations génétiques sont-elles la nouvelle frontière de la beauté ?

Certains des premiers chirurgiens plastiques étaient eugénistes. Ils voulaient améliorer la race. Aujourd’hui, on se pose beaucoup de questions à propos des manipulations génétiques. Pourtant, celles-ci n’ont rien à voir avec le physique, même si on parle de clones ! Les gens disent :  » Tous les enfants auront les cheveux blonds et les yeux bleus.  » C’est de la science-fiction. Cela ne m’inquiète pas trop. Je crois que les gens se préoccupent de changer leur propre apparence plutôt que celle de leur descendance. C’est narcissique, mais c’est plus sain !

Ceux qui ne correspondent pas aux critères actuels de la beauté vont-ils être défavorisés ?

Les critères de beauté et de laideur changent sans cesse. Depuis vingt ans, par exemple, certains artistes se sont intéressés à des personnes souffrant d’infirmité et en ont fait des £uvres d’art, alors qu’une génération auparavant on aurait considéré ces personnes comme laides et déformées. Il y a trente ans, seuls les marins et les criminels se faisaient tatouer. Aujourd’hui, non seulement on se tatoue, mais on se perce la langue, on se met des pointes dans la tête, et on trouve cela beau. Chaque âge a sa notion du beau et du laid.

Cela n’empêche pas la discrimination…

Il y a en toujours eu ! C’est la raison pour laquelle les gens qui se trouvaient  » trop vieux « , ou  » trop ouvriers « , avaientrecours à la chirurgie plastique : elle leur donnait plus de mobilité sociale. Des dizaines d’études montrent qu’entre une personne  » laide  » et une personne  » belle  » recherchant un même travail c’est la seconde qui obtiendra le poste.

A quoi attribuez-vous l’engouement pour le piercing et le tatouage ?

Au départ, c’est une façon nouvelle de récupérer la marginalité. Les jeunes se tatouent pour marquer la séparation d’avec le corps de leurs parents. Vous devenez un  » marginal « , à condition toutefois que tout le monde fasse la même chose. Dans vingt-cinq ans, ces jeunes seront les plus gros consommateurs de chirurgie plastique. Il faudra bien enlever ces tatouages, car cette pratique n’entrera plus du tout dans notre culture.

Les chirurgiens commencent d’ailleurs à voir des adolescents ou de jeunes adultes.

Depuis plusieurs décennies, certains juifs américains et certains Américains d’origine vietnamienne offrent à leurs adolescentes une opération de chirurgie esthétique, en cadeau pour leurs 16 ans û ce que nous appelons  » sweet sixteen « . Dans nos sociétés, l’âge de la majorité sexuelle a baissé. Celui à partir duquel nous pouvons faire ce que nous voulons avec notre corps changera lui aussi.

Quelle est la prochaine étape après la chirurgie plastique ?

Quand on sera arrivé à la moitié du xxie siècle, on ne vous demandera pas si vous avez subi une opération chirurgicale, on vous questionnera afin de savoir pourquoi vous n’en avez pas eu ! Nous entrons dans un monde où l’on pourra modifier toutes les parties du corps. La chirurgie plastique sera moins lourde, moins chère, et donc encore plus populaire.

Jusqu’à récemment, la séduction d’un homme reposait sur son statut social ou son intellect et non sur son apparence physique.

Vous pouvez dire :  » Mon Dieu, comment sommes-nous tombés si bas !  » ou bien penser qu’il s’agit là de la manifestation d’une nouvelle parité entre les hommes et les femmes. Mais les hommes ont toujours accordé de l’importance à leur apparence. Jusqu’à récemment, c’était le silence. Maintenant, de plus en plus de gens confient qu’ils ont eu recours à la chirurgie plastique. Les hommes en sont là où en étaient les femmes dans les années 1960. Elles voulaient avoir le contrôle de leur corps, avoir recours à la chirurgie et en même temps être prises au sérieux. C’est vrai aujourd’hui des hommes.

Faut-il y voir aussi l’influence de la culture gay ?

C’est vrai, les homosexuels ont été les premiers à parler ouvertement de chirurgie plastique, les premiers à dire que les hommes pouvaient être des objets de désir, qu’ils pouvaient être sexy, mais que cela demandait des efforts. Depuis une dizaine d’années, grâce à la culture gay en effet, on réalise que les hommes peuvent être beaux.

La beauté n’est-elle pas également devenue un instrument politique, comme on le voit avec le concours de Miss Monde ?

Trois des grandes idéologies du xxe siècle û le marxisme, le nazisme et le sionisme û sont fondées sur l’idée qu’il était possible de créer de nouveaux citoyens en changeant leur corps. Elles affirmaient que la politique transforme le corps, le rend plus fort, plus moral, en rupture avec le  » vieux  » corps bourgeois ou européen. Beauté et politique sont intimement liées. Le dernier concours de Miss Monde, qui devait se tenir au Nigeria, était une opération de relations publiques pour promouvoir cette notion universelle de beauté : toutes les concurrentes étaient des beautés appartenant chacune à un pays différent mais revisitées par le type idéal de la beauté  » globale « . Il n’y a pas de candidate au titre de Miss Monde qui mesurerait 1,50 mètre et serait bien ronde, alors que dans certaines cultures les femmes rondes et petites sont considérées comme désirables. Aujourd’hui, nous vivons plus longtemps et restons en bonne santé. Notre corps vieillit d’une manière qui n’est pas en rapport avec notre esprit. Le grand changement à venir, c’est la possibilité de changer notre corps afin qu’il soit en harmonie avec ce que nous ressentons. C’est notre nouveau droit.

Jean-Sébastien Stehli

ôOn se tatoue, on se perce et on trouve cela beau »

ôChanger son corps, c’est désormais un droit »

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