La beauté à travers l’Histoire, 5. Le xixe siècle

C’est le temps des hauts-de-forme, des corsets et des faux-culs, une époque assurément hypocrite : on célèbre le naturel mais on use d’artifices pour le simuler, on étale des chairs replètes mais on exalte les malades au teint cireux, on loue la transparence mais on a honte de son intimité. Double discours, double morale, double vie… Emma Bovary s’empoisonne, la Dame aux camélias se fane, preuves que la beauté des femmes est fatale. L’anthropologue Bruno Remaury l’admet : excepté peut-être chez les poètes, une grisaille malsaine plane sur ces décennies. Il n’est pas sûr qu’elle soit entièrement dissipée aujourd’hui.

Comme L’Homme qui aimait les femmes, le héros du film de Truffaut, notre culture, dit-il, a toujours été obsédée par le corps des femmes, recomposant inlassablement au fil des époques les mêmes archétypes.

Cette obsession l’a contaminé aussi : Bruno Remaury, anthropologue, professeur à l’Institut français de la mode, s’est spécialisé dans l’étude de l’image féminine à travers les âges. Dans son ouvrage Le Beau Sexe faible (Grasset), il explique comment la femme fut de tout temps considérée comme  » l’autre « , l’étrange étrangère, réduite à son seul corps et à sa seule beauté. Le xixe siècle, avec sa relation trouble à la féminité, était évidemment pour lui une mine.

Le xixe nous apparaît comme un siècle pudibond, gris, assez peu propice à l’épanouissement de la beauté. Est-ce un cliché ?

Ce n’est pas faux. En arrivant dans le xixe siècle, on a en effet l’impression d’entrer dans un pays triste, rigide et compassé. Ce siècle a mis la beauté sous contrôle, comme il l’a fait pour la sexualité et le plaisir. A cette époque-là, on n’accorde pas moins d’importance à la beauté physique qu’autrefois, mais celle-ci dépend, comme toujours, de deux éléments : d’une part, le développement des techniques, les outils de l’esthétique qui vont évoluer au fil des décennies, et, d’autre part, le statut de la féminité, l’image de la femme dans la société…

… qui n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, des plus glorieuses.

Jamais la femme n’a autant été mise à distance. La culture dominante, exclusivement masculine, la voit comme un être étrange et lointain, un  » autre  » sur lequel elle ne cesse de s’interroger. Les nombreuses  » physiologies de la femme  » écrites au cours de cette période tentent de comprendre comment fonctionne cet animal qui vit à côté de l’homme et pour lequel on éprouve à la fois fascination et répulsion. A ce moment-là, la femme est marginalisée socialement, mais placée au centre de la culture ; elle est en même temps distancée et fantasmée. Ce sont les héroïnes de la comtesse de Ségur. C’est aussi Mme Bovary.

Deux images de la beauté féminine en apparence contradictoires.

La féminité est toujours vue comme ambivalente : à la fois sublime, accomplie, parfaite ; et malsaine, inquiétante, maléfique. Comme la Renaissance, le xixe siècle célèbre la beauté féminine dans l’art et la littérature tout en écartant la femme dans la société. C’est le siècle qui a le plus défendu la vertu, la féminité accomplie, et le plus institué la prostitution, avec les maisons closes (que la littérature sublime) et avec ce statut stupéfiant de la demi-mondaine : tout homme riche peut entretenir une femme destinée à son plaisir. Il a donc réellement à sa disposition les deux faces de la féminité : l’épouse vertueuse et la courtisane.

Le stéréotype qui prévaut, c’est celui de la bourgeoise opulente, grasse et potelée, celui de la chair triomphante.

Pas seulement. Deux canons de beauté se partagent le xixe siècle. Il y a d’abord, en effet, la féminité bourgeoise, blanche, bien en chair, qui est le stéréotype dominant : la Castiglione, considérée comme l’une des plus belles femmes du second Empire, est lourde et massive. Le deuxième modèle est celui de la féminité maladive, qui commence avec la chlorosis (qui veut dire  » pâle fleur « , maladie de la langueur, du mal d’amour, de la consomption) à la fin du xviiie. C’est la belle malade des nerfs, femme en déséquilibre qui va vers la folie, dont une figure pourrait être Camille Claudel, et qui est menacée par l’hystérie décrite par Charcot. C’est aussi la belle malade du corps, la tuberculeuse mince et pâle, comme Marguerite Gautier, la Dame aux camélias. Zola, de son côté, exalte cette relation entre la féminité et la maladie dans cet hallucinant passage où il décrit Nana aux prises avec la vérole :  » Vénus se décomposait.  »

Il y a donc une véritable esthétique du corps malade…

Oui. On a vu récemment quelque chose de comparable avec le sida, et la mise en scène de soi opérée par l’écrivain Hervé Guibert… Au xixe siècle, Musset, Byron, Gautier, tous les romantiques français y sacrifient. La belle malade du xixe est l’équivalent du dandysme, une manière de faire de son corps un manifeste à la fois esthétique et social, en réaction au projet dominant d’une classe bourgeoise qui va sur le chemin de la révolution industrielle.

Et cela ne se limite pas à la littérature : partout, on fait l’éloge de la pâleur, des joues creusées, des cernes sous les yeux.

Le stéréotype connaît une certaine vogue dans les années 1820-1840, en pleine période du romantisme. On cultive l’idée que la maladie élève au-dessus du standard collectif, qu’elle donne au visage une  » étrange splendeur « , comme l’écrira plus tard René Crevel, qu’elle singularise et donne de la qualité. Les femmes boivent alors du citron et du vinaigre pour se rendre malade et se brouiller le teint ; elles veillent pour se faire des cernes sous les yeux. Les parfumeurs se désolent d’ailleurs de voir que cette mode fait baisser les ventes de leurs produits.

La médecine vient renforcer cette tendance étrange.

La manière dont les textes médicaux, qui sont pléthore, considèrent la femme est effrayante. Au début, ils en parlent comme d’une créature enchanteresse à qui la nature a donné le pouvoir d’enfanter… Mais, très vite, le discours se retourne : il est question de ses dérèglements, de ses humeurs, du mauvais sang (les règles). Michelet en est influencé : l’écrivain se livre à d’étonnants calculs destinés à montrer que la femme, avant et après les règles, est malade, au total, quelque vingt-deux jours sur vingt-huit, c’est-à-dire  » presque toujours « . Il a cette phrase définitive :  » La femme subit l’éternelle blessure d’amour.  » L’idée dominante est que la femme  » varie « , qu’elle a un cerveau incapable de fixer ses idées, qu’elle est sujette à ses nerfs, qu’elle ne tient pas debout : son corps est tellement faible et mou qu’il a besoin d’un corset. C’est le catéchisme médical : la femme est une malade. D’où l’importance des cures, des sanatoriums, des hôpitaux spécialisés. En Angleterre, on va jusqu’à pratiquer l’ablation des ovaires à titre préventif contre l’hystérie ! Un médecin célèbre nommé Isaac Baker Brown a ainsi stérilisé à tour de bras dans la bonne société. Si le corps de la femme est placé sous contrôle médical, c’est parce qu’on se préoccupe de sa future progéniture. Le xixe a de l’hérédité une vision primaire : on considère qu’un bandit aura des enfants bandits. Ainsi, la prostitution a du bon, au sens où, comme un évier, elle fait s’écouler les descendances bâtardes et dégénérées. On pense donc que l’on peut contrôler celles qui feront des belles races et celles qui feront des mauvaises races. Cela mènera directement à l’eugénisme.

En même temps, la médecine suscite la révolution hygiéniste : soudain, propreté et santé vont de pair.

On commence en effet à découvrir l’importance des bains, le besoin d’aérer son corps. D’où les premières excursions à la plage, les bains de mer, la pratique du sport… Revers de la médaille, cela suscite de nouvelles phobies : désormais, il faut se protéger contre les mauvais airs, les miasmes. Un médecin conseille par exemple de fuir les lieux d’aisance, d’y rester le moins longtemps possible et de ne pas trop y respirer, sous peine de s’y détruire la santé.

Fini, aussi, l’excès de fard qui caractérisait l’Ancien Régime.

Les livres de beauté critiquent leur usage pour des raisons autant hygiéniques que morales : la femme fardée est une femme de mauvaise vie. Tout au plus se permet-on un soupçon de poudre, et encore ! Le cosmétique par excellence, c’est l’eau. Tout à coup, on se lave à l’eau. On aime les préparations blanches, neutres, transparentes. L’actrice Lola Montes, auteur de plusieurs livres sur la beauté, déconseille le maquillage, qui abîme la peau et donne mauvais genre, mais elle indique quand même comment préparer du noir avec des fourmis broyées.

Toujours la même ambivalence, jusque dans le cosmétique !

Absolument. Dans toute l’histoire de la beauté, la question du naturel est centrale. La Révolution avait accéléré le processus de rejet de l’excès d’artifice, engagé par Rousseau et les naturalistes : elle a enlevé les ornements sur les visages. Au xixe siècle, l’idéal est d’être le plus naturel possible, même si cela passe par l’artifice. Tout est possible, à condition que cela ne se voie pas. Ce qui déplaît, c’est l’excès.

Dans son Eloge du maquillage, Baudelaire dénonce violemment cet état d’esprit et plaide pour la culture :  » Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. Passez en revue tout ce qui est naturel, vous ne trouverez rien que d’affreux.  »

Ce que dit Baudelaire en 1863 dans ce très beau texte qui revendique le droit à l’artificiel serait encore considéré comme scandaleux aujourd’hui. Mais c’est une réaction marginale et littéraire. Même si elle lit Baudelaire, la femme du xixe ne s’autorise qu’un maquillage discret qui essaie de ne pas ressembler à un fard. La base est le cold cream (l’équivalent de la crème Nivea d’aujourd’hui), fabriqué avec du blanc de baleine ou de l’oignon de lis. Vers 1870, les composants chimiques issus de l’industrialisation permettent d’inventer d’autres recettes, d’augmenter les quantités, et de développer les grandes marques de cosmétiques.

Les vêtements ne poussent pourtant pas au naturel : crinoline, faux-culs, corsets…

Paradoxalement, il y a énormément d’artifices au xixe. Le corps, féminin comme masculin, doit être façonné, statufié par le vêtement, rigidifié dans un appareillage complexe et contraignant qui vise à le mettre à distance. On retrouve la même ambiguïté : éloignement du corps, mais fascination pour ses mystères. Dans sa Théorie de la démarche, Balzac cherche à deviner le corps et l’identité des passantes sous leur échafaudage vestimentaire : une vision d’une proximité charnelle au travers d’une figure hiératique et fugitive. C’est bien connu : plus on met l’objet à distance, plus on favorise l’intensité du désir. L’une des grandes caractéristiques du xixe, c’est cette dualité distance-rapprochement. Elle va conduire à des personnages de femmes fatales, ces espèces de passeuses vers la mort qui ont la beauté du diable. Mais, attention, il ne faut pas confondre le modèle et la réalité. En lisant les romans de l’époque, on imagine de belles voluptueuses… Il n’est pas sûr que l’on n’aimait pas aussi les maigrichonnes.

Ces préoccupations ne concernent que les bourgeois aisés. Comment aborde-t-on la beauté dans le milieu populaire ?

Chez les paysans, les artisans, les commerçants, qui représentent l’écrasante majorité de la population, les femmes travaillent : elles s’occupent de la maison, tiennent la boutique, effectuent les travaux des champs, nourrissent les bêtes… Elles n’ont pas vraiment le temps de s’occuper d’elles. La littérature populaire évoque deux genres de femmes : celles qui ont reçu à la naissance le cadeau de la beauté, telle Emma Bovary, qui leur permettra de s’élever dans l’échelle sociale ; et les autres, les industrieuses, les laborieuses, oubliées de l’Histoire et de la culture… Le xixe siècle est surtout obsédé par la classification. On se singularise en tout, et notamment par les vêtements : on s’habille en fonction de son lieu de naissance, de son métier, de sa corporation, et, pour les gens aisés, selon le moment de la journée. Surtout, on singularise les genres : la femme est un corps, elle est froide et humide ; l’homme est un esprit, il est chaud et sec. Cette vieille mythologie de la Renaissance persiste dans la première moitié du siècle.

L’homme du xixe est en noir, engoncé dans sa redingote. Il a peur de son corps…

Seul l’homme du peuple a un corps : c’est le fort des Halles qui hante les romans populaires. A une ou deux exceptions près, les héros de Balzac, de Stendhal, de Flaubert sont des hommes sans corps : celui-ci n’est pas décrit. Dans la peinture, la nudité est essentiellement féminine. Ce n’est qu’à la fin du siècle, sous l’influence des modèles américains, que l’homme va se découvrir un goût pour la culture physique, et que l’on retrouvera, avec la mode de l’antique, une certaine esthétique de la nudité masculine.

Siècle pour le moins ambigu, en effet. En avons-nous gardé quelque chose aujourd’hui ?

Je crois que l’idée d’une féminité ambivalente est loin d’avoir disparu. Certes, ce qui a radicalement changé, c’est la place des femmes dans la société, leur émancipation, l’accès au monde du travail. Pourtant, comme au xixe (qui se mondialisait avec les grands empires coloniaux), nous vivons dans un univers qui s’ouvre, se globalise, mais qui élève en même temps des barrières entre les gens. Notre société est, elle aussi, obsédée par la hiérarchie et par la différence, et je crains qu’on ne revienne à la rage de classification d’autrefois. Nous avons, je crois, la même difficulté à penser l’autre. Dans quelques décennies, quand les sociologues se pencheront sur notre époque, ils éprouveront peut-être eux aussi un sentiment de grisaille…

La semaine prochaine : 6. Les années folles avec Catherine Ormen

Dominique Simonnet

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