Khmers rouges : le prix de la mémoire

Le régime dresse encore des obstacles, y compris financiers, à la tenue d’un procès. L’ONU tente de les lever

Le tribunal chargé de juger les dirigeants Khmers rouges responsables d’un génocide qui a coûté la vie à près de 2 millions de Cambodgiens verra-t-il enfin le jour en 2006 ? Vingt-sept ans après la chute du régime de Pol Pot, le 7 janvier 1979, la perspective du procès prend quelque consistance. Issue d’un compromis âprement négocié par les Nations unies avec le gouvernement de Phnom Penh – dont plusieurs dignitaires, à commencer par le Premier ministre, Hun Sen, sont d’anciens Khmers rouges – la formule adoptée réduit à la minorité le nombre de juristes internationaux appelés à siéger aux côtés de magistrats cambodgiens trop souvent corrompus ou inféodés au pouvoir. Cependant, depuis une dizaine de mois, tout se passe comme si la machine onusienne avait décidé d’aller de l’avant, sans se laisser gripper par les tentatives d’obstruction. D’ici peu, Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, devrait faire connaître les candidats qu’il présentera au Conseil suprême de la magistrature cambodgienne, lequel décide des nominations.

Parmi 400 postulants, une vingtaine, déjà sélectionnés, ont été interviewés au début de décembre à New York par un jury d’experts onusiens. Trois d’entre eux au moins ont déjà occupé des fonctions de juge sous l’égide des Nations unies au Kosovo ou au Timor-Oriental. A la fin de novembre, Helen Jarvis, conseillère du gouvernement de Phnom Penh pour l’organisation du procès, avait annoncé que la liste des candidats cambodgiens serait publiée avant la fin de 2005, mais rien n’a filtré. Les ONG dénoncent depuis des mois l’opacité des procédures de désignation.

Chargée par Kofi Annan de coordonner l’assistance des Nations unies à ce procès, Michelle Lee affichait pourtant, lors d’une récente visite à Phnom Penh, un optimisme et une détermination à toute épreuve. Ressortissante de Chine populaire et vétéran de l’ONU, qu’elle sert depuis 1974, elle dirigeait depuis 2003 les services d’appui administratif du Tribunal pénal international pour le Rwanda. A dessein, elle s’est abstenue d’aborder publiquement le sujet qui fâche, à savoir la contribution financière du Cambodge.

L’essentiel du budget, fixé pour trois ans à 56,3 millions de dollars – soit cinq fois moins que celui du Tribunal pénal international de La Haye pour les seules années 2004-2005 – est fourni par l’ONU à hauteur de 43 millions, grâce à une quinzaine d’Etats membres. Marquant ainsi leur défiance à l’égard du régime Hun Sen, les Etats-Unis n’ont pas attribué le moindre cent. Quant au Cambodge, il refuse d’acquitter sa quote-part de 13,3 millions, affirmant ne pas pouvoir débourser plus de 1,5 million. Si la communauté internationale  » ne nous donne pas l’argent, il n’y aura pas de tribunal « , a averti Hun Sen.

Non contents de vendre à leur profit le patrimoine public, les dirigeants cambodgiens entendent que le génocide lui-même soit source de profit. En témoigne le contrat signé au printemps dernier par la municipalité de Phnom Penh, cédant pour 15 000 dollars par an, durant trois décennies, à une société khméro-japonaise, la JC Royal Co., la gestion et l’exploitation  » touristique  » de Choeung Ek, le mémorial le plus vénéré du génocide, situé à environ 15 kilomètres au sud de Phnom Penh. Autant  » commercialiser  » Auschwitz !

Former les magistrats à l’indépendance

Là, sur le site d’un ancien cimetière chinois, ont été exécutés des milliers de Cambodgiens, victimes de la répression et des purges, torturés pour la plupart à Tuol Sleng, le centre de l’appareil d’épuration khmer rouge. On achevait les enfants en leur fracassant la tête contre les troncs d’arbres. Plus de 8 000 squelettes ont été exhumés de 85 charniers sur les 129 existant à Choeung Ek. Crânes et ossements sont exposés à l’intérieur d’un  » stupa  » édifié en 1988. Auparavant, les étrangers seuls devaient acquitter un droit d’entrée, les Cambodgiens bénéficiant d’un accès gratuit au mémorial. Cette époque est désormais révolue. La JC Royal Co. est curieusement présidée par un officiel cambodgien, chef du secrétariat de Hun Senà

Les poursuites criminelles se multiplient à l’encontre d’élus ou de personnalités de la société civile. Représentant spécial de Kofi Annan pour les droits de l’homme au Cambodge, le juriste Yash Ghai qualifie d’inconstitutionnel le procès intenté au chef de l’opposition, Sam Rainsy, au terme duquel ce dernier a été condamné à dix-huit mois de prison. Sous prétexte, là encore de diffamation, Kem Sokha, directeur du Centre des droits de l’homme, vient d’être arrêté. Les Nations unies auront fort à faire pour inculquer l’indépendance aux magistrats cambodgiens, réduits à l’état de supplétifs du régime.

Sylvaine Pasquier

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