Kafkaïen au féminin

D’une vivacité contagieuse, Jacqueline Raoul-Duval est une amoureuse de Kafka, en qui elle voit  » un frère idéal « . C’est grâce à sa correspondance qu’elle redécouvre un homme intense, dont l’amour des femmes nourrit la plume mais pas le quotidien.

Le Vif/L’Express : Comment est né ce roman ?

Jacqueline Raoul-Duval : Ce devait être une pièce de théâtre, mais comme ça ne me convenait pas, j’ai repris la lecture de la correspondance de Kafka. Quel plaisir extrême ! Ses lettres représentent une forme d’autobiographie, tant on n’ignore rien de ce qu’il fait, voit ou vit. Il aime plusieurs femmes de façon absolue, en ne pensant qu’à elles. Felice, sa première fiancée, reçoit 850 lettres, dont certaines font 25 pages. Ce courrier est d’une telle sensibilité, qu’il nous fait aimer encore davantage cet homme dénué de tout. Son écriture sans fioritures cherche à cerner au plus près la vérité. Extorquer la vérité à l’autre et à lui-même, la vérité la plus nue et la plus dure qui soit, telle est son exigence.

Lui qui ne s’aime pas, envisage-t-il seulement l’amour impossible ? Et pourquoi ce dernier est-il intimement lié à son écriture ?

Il est vrai que Kafka privilégie l’amour inaccessible. Or, loin d’être sciemment en quête d’amour impossible, il a envie de concrétiser ses unions. Cette défaillance le fait souffrir car il éprouve plus de la passion que de l’amour envers les femmes de sa vie. Il n’aime pas l’amour physique, mais recherche quelqu’un susceptible de calmer ses peurs et de lui donner de l’assurance. Les lettres des bien-aimées le rendent heureux car elles incarnent l’idéal amoureux. L’autre devient un personnage de roman qu’il peut imaginer à sa guise, puisqu’il ne subit ni sa présence ni ses bavardages. Tant qu’il ne reçoit pas de lettres, il ne peut rien faire. Dès le lendemain de sa rencontre avec Felice, il compose Le Verdict. Les femmes aimées sont l’étincelle et le moteur de son écriture, or Kafka aime plus l’amour que ces femmes en question.

Qui sont ces femmes qui révèlent une autre facette de Kafka ?

Kafka se nourrit d’elles pour écrire, il est tellement en demande d’amour. Milena sent à quel point cette sensibilité dans la vie tranche avec la cruauté de ses livres. Les femmes sont d’ailleurs horrifiées par ses écrits. Aucune d’elles ne le reconnaît comme un grand écrivain. Alors que Felice lit du matin au soir, elle juge La Métamorphose détestable ! Mais cette  » vieille fille  » pas jolie s’accroche à lui, parce qu’elle est touchée par sa gentillesse, ses lettres et ses cadeaux. Milena est son antithèse. Elle seule perçoit la dualité entre l’homme timide et ses livres douloureux. Dora surgit au moment où Kafka se rapproche du judaïsme. L’antisémitisme ambiant est si virulent que ce climat l’incite à lire la Bible et à apprendre l’hébreu. Aussi se sent-il attiré par une femme qui possède des connaissances en la matière et partage sa passion pour les enfants. Volontaire et décidée, elle s’avère très amoureuse de Kafka. Comme il est déjà malade, ils n’ont que dix mois à vivre ensemble. Dora est son amie, son amante, son infirmière dévouée, celle qui est prête à vivre avec un homme sans être mariée. A sa demande, elle brûle pourtant bon nombre d’écrits de Kafka.

 » Ecrire est sa façon de vivre  » et de survivre ?

Quand Kafka n’écrit pas, il se sent comme  » un ver mou rampant « . Alors qu’il travaille dans une usine d’amiante ou un bureau, il rêve de pouvoir écrire jour et nuit. Il a dans sa tête un monde prodigieux, mais il est prisonnier du temps. Cet écrivain déchiré ne se sent pas à la hauteur, d’autant que son père ne lit aucun de ses livres. La Métamorphose est une £uvre majeure et révolutionnaire qui rompt avec toutes les habitudes littéraires. Sa plume détruit l’univers ancien et marque la mort du romantisme. Son besoin d’écrire est plus fort que tout, mais il est lié à l’amour et à la vie.

KERENN ELKAÏM

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