Justice pour Aimée

Boris Thiolay Journaliste

Pendant la guerre, cette Genevoise a fait passer en Suisse des juifs et des résistants. Un  » délit  » dont elle peut – enfin ! – demander l’annulation

L’Etat suisse va-t-il enfin pardonner à Aimée Stitelmann d’avoir sauvé des enfants juifs et des résistants pendant la Seconde Guerre mondiale ? La question semble absurde. Et pourtantà A 79 ans, cette Genevoise a déposé, le 9 janvier, la première demande de réhabilitation afin de bénéficier de la nouvelle loi fédérale, en vigueur depuis le 1er janvier, permettant  » l’annulation des jugements pénaux prononcés contre des personnes qui, à l’époque du nazisme, ont aidé des victimes des persécutions à fuir « . Entre 1942 û elle avait alors 17 ans û et avril 1945, Aimée a fait passer la frontière franco-suisse à une quinzaine d’enfants juifs et de résistants, les sauvant ainsi de la déportation. Un  » délit  » qui, au regard de la politique de neutralité affichée par la Confédération helvétique pendant la guerre, était passible de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 20 000 francs suisses !

Dans son appartement débordant de livres et de documents, au centre de Genève, Aimée Stitelmann évoque son histoire avec modestie. D’origine juive, élevée dans une famille antifasciste résidant successivement à Paris, à Lyon et en Suisse, la vieille dame explique avoir vu, dès avant la guerre, ses  » parents héberger des victimes des persécutions nazies « . En 1942, après les rafles antijuives et l’occupation par l’armée allemande de la zone libre, au sud de la Loire, elle décide, sans appartenir à aucun réseau de résistance, de devenir  » passeur « . Grâce à sa double nationalité française et suisse et à ses passeports exempts de la mention  » juif « , elle parvient à  » exfiltrer  » des enfants par le train Annemasse-Genève, au nez et à la barbe des douaniers. A deux reprises, elle franchit la frontière après plusieurs heures de marche, la nuit, en haute montagne.  » Alors que j’étais moi-même terrifiée, je disais aux enfants qu’on allait jouer aux Indiens, se souvient Aimée. Il fallait ramper sous les barbelés, se taire, surtout ne pas pleurer.  » Arrivés à Genève, les enfants étaient cachés en lieu sûr dans des familles amies.

 » Je lui dois la vie. Et la Suisse lui doit un peu de son honneur.  » Le Français Alain Reinberg, 83 ans, ancien directeur de recherche au CNRS, à Paris, n’a jamais oublié ce jour de 1943 où Aimée est venue le chercher au-dessus de la vallée d’Abondance (Haute-Savoie). Résistant à Lyon, le jeune homme est alors recherché par la Gestapo. Il sera lui aussi hébergé par la famille Stitelmann jusqu’en 1944, avant de rentrer en France et de participer aux combats de la Libération. Arrêtée en avril 1945 alors qu’elle s’apprête à faire passer un nouveau groupe de résistants, Aimée Stitelmann est placée en détention pendant dix-huit jours. Jugée le mois de juillet suivant û après la fin de la guerre û elle est condamnée à quinze jours de prison. Elle sera fichée et écoutée par la police jusqu’en 1986.

 » J’ai d’abord refusé cette offre de réhabilitation qui aurait dû être automatique : je trouvais incroyable de devoir aller déposer un dossier, de demander grâce pour avoir aidé des gens, explique Aimée. Mais je l’ai fait parce que cela va permettre de revenir sur un sujet resté tabou pendant soixante ans.  » Durant la guerre, la Suisse a accueilli entre 200 000 et 300 000 réfugiés, dont 21 000 juifs. Mais elle a également refoulé au moins 20 000 juifs persécutés.  » En fermant ses frontières partiellement et en discriminant les réfugiés, l’Etat helvétique, sous couvert de neutralité, a appliqué une politique antisémite « , analyse l’historien zurichois Stefan Keller, spécialiste de la question des  » passeurs « . En 1993, sa biographie de Paul Grüninger, un officier de police suisse ayant fait entrer  » illégalement  » 3 000 juifs en 1938-1939, avait ému l’opinion. Ce Juste a été réhabilité en 1995, vingt-trois ans après sa mort.

L’adoption de la nouvelle loi a suscité une vaste controverse. Déposée en 1999 par deux députés socialistes, elle n’a été votée, à l’unanimité, qu’en juin 2003, quand l’Union démocratique du centre (UDC, droite populiste) a été assurée que  » la démarche n’ouvrait droit à aucune compensation financière « .  » Comment peut-on juger des faits qui se sont déroulés il y a soixante ans ?  » renâcle Yves Bichsel, porte-parole de l’UDC.

A ce jour, 26 dossiers de réhabilitation û certains à titre posthume û ont été déposés devant la commission des grâces, dont les travaux débuteront à la mi-mars. Plus d’une centaine de  » passeurs  » pourraient encore se faire connaître. Les bénéficiaires recevront un simple courrier annulant leur ancienne condamnation. Aucune cérémonie officielle n’est prévue pour cette réhabilitation étriquée. Et tardive : l’un des 26 Justes est décédé en janvier. Deux jours après avoir déposé sa demande de grâce.

Boris Thiolay

ôJe disais aux enfants qu’on allait jouer aux Indiens et ramper sous les barbelés »

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