Juppé sous l’armure

Le candidat à la primaire de la droite française pour la présidentielle de 2017 n’est pas du genre à ouvrir son coeur. Dans Lapins et merveilles, Gaël Tchakaloff a réussi à le faire parler. Lui et ses proches. Subversif ? Intrusif. Extraits exclusifs de ce livre détonant.

Peut-on tout contrôler, soi-même comme les autres, lorsqu’on veut s’offrir au plus grand nombre ? Une campagne est par définition le moment où il est impossible de tout maîtriser. Alors que dire de deux, celle de la primaire, celle de la présidentielle ? Prenez Alain Juppé. Pas vraiment le personnage le plus romanesque qui soit. Ses proches veillent à ne pas trop l’exposer. Mettez-lui dans les pattes une indiscrète intrusive – tout ce qu’il déteste a priori. Gaël Tchakaloff est une journaliste qui avoue ne pas se sentir journaliste, n’ayant ni  » les codes de bonne conduite « , ni  » l’éthique « , ni  » la déontologie « . La glace et le feu. Le lecteur ne perdra pas son temps. Cela tombe bien, Alain Juppé n’aime pas perdre le sien, lui qui dit drôlement ne pas s’éterniser, même lors des réunions familiales :  » Au bout de la vingt-cinquième fois, l’histoire de la tante Ursule, ça commence à me peser.  »

Faut-il aimer Ursule pour devenir chef de l’Etat ? Le maire de Bordeaux n’a pas tout misé sur l’empathie pour parvenir à ses fins. Sa première femme, Christine :  » La relation d’Alain avec l’amour est compliquée. Nous avons eu une relation passionnée, passionnelle, mais ensuite, quand on vit avec lui, il ne sait pas comment aimer.  » Son épouse d’aujourd’hui, Isabelle :  » Il donne tellement sur le terrain de l’intelligence qu’il lui reste très peu à donner ailleurs.  » On pourrait croire le maire de Bordeaux habillé pour l’hiver. Le voilà au contraire mis à nu, ne s’appartenant plus vraiment. C’est ainsi que l’on devient candidat.

[EXTRAITS] La crainte de l’isolement :  » Ma terreur, c’est de vivre seul  »

De quelle mission se croit-il investi pour se sacrifier à ce point ?  » Je ne suis pas encore suffisamment illuminé pour penser être investi d’une mission.  » Ah bon ? Mais comment expliquer qu’il se taille une existence quotidienne à des années-lumière de ce qui est fait pour lui, si ce n’est par le sens d’un sacerdoce qu’il s’impose ?  » Le sens de la vie n’existe que par rapport aux autres. On sert à donner des choses aux autres, à transmettre aux autres, peut-être à se perpétuer dans l’autre, dans ses enfants. Mon grand défaut, c’est l’orgueil. J’ai une assez haute idée de ma personne, de ce que je peux faire, de ce à quoi je peux être utile. Ceci explique que par orgueil, je refuse de me compromettre, de me mettre au niveau de l’autre et que je m’enferme dans ma solitude. Mais on ne triomphe de la mort que par la vie de ceux qui vous suivent. La seule trace qui vaille, c’est donc celle que gardent les autres de vous. Bien sûr, j’espère que l’on parlera encore de ce que j’essaie d’apporter dans quelques années. Mais mon problème, c’est de vivre, d’être heureux, et de jouir de la vie tout en étant utile.  » Pratique, cet Alain qui se tire tout seul des balles dans le pied. […]

Alors, voilà. Quoi qu’il en dise, le premier sens de son existence, c’est celui du devoir. Conséquence, Alain se charge les épaules jusqu’à tomber au sol. A l’automne 2015, je le trouve déjà fatigué. Très frais, très combatif à certains moments et complètement à plat à d’autres. Dans ces moments-là, le Juppé peu présentable refait surface. Celui qui regarde sa montre convulsivement, celui qui s’agace des petits riens de l’existence, celui qui se raidit lorsqu’il est confronté à des interlocuteurs qu’il juge peu dignes de l’échange. […]

Tout cela, Alain devrait pourtant le savoir depuis bien longtemps. Depuis son enfance baignée d’amour et d’écartèlement, entre la terre et les idées, les études et les envies, les extraversions maternelles et l’isolement de sa petite chambre,  » où se reflétait la lune sur (son) bureau recouvert d’une opaline noire, éclairé par un chandelier « . Il se souvient, en parlant. Evoque les plaisirs de sa petite enfance, heureuse, ouverte, vacances au club des Mouettes d’Hendaye, avec ses concours de plage. Puis, de loin, comme si de rien n’était, raconte aussi le repliement de l’adolescence, recroquevillé, travail scolaire, efforts, résidence secondaire du couple parental à Biarritz,  » où je me suis ennuyé comme un rat mort « .

On l’aura bien compris, le Juppé politique traîne ce petit Juppé comme une marque de fabrique indélébile. Le petit vieux s’est construit dans l’isolement, avec des  » parents qui ne recevaient pas, une vie familiale intense faite de rites, de réunions, de repas de famille. Un véritable matriarcat, avec un père qui allait jouer aux cartes au bistrot et était d’une fidélité relative « . Je comprends mieux, alors, la crainte qu’il me livre :  » Ma terreur, c’est de vivre seul.  »

ISABELLE (sa femme actuelle)

 » On ne peut pas être une chose et son contraire en même temps. On ne peut pas avoir une véritable vision sur l’essentiel des sujets et réagir à chaud, dans l’émotionnel. Ce qui caractérise le plus Alain, c’est son sang-froid, y compris dans son rapport aux êtres. En dehors d’un petit cercle proche où l’émotion prime sur la raison, sur tout le reste, Alain fait prévaloir la raison sur l’émotion. Ce ratio émotion-raison est la clé d’Alain.  » […]

Si vous êtes sa première fan, vous êtes également la moins embarrassée par le poids des circonstances. Loin des collaborateurs craignant les remontrances, loin des amis s’inquiétant de marquer la déloyauté. De temps en temps, vous lui décrochez même un petit taquet.  » Il a l’allure d’un pin des Landes, pas d’un buisson-ardent. Il peut donner l’impression d’une certaine arrogance ou d’une certaine distance, mais cette apparente froideur est celle du regard des autres. Elle s’explique par le fait qu’Alain est un personnage qui impressionne, qui intimide. En réalité, il anticipe son besoin de protection parce qu’il est ultrasensible. Lorsqu’il se fait siffler, il est évidemment blessé et touché, mais il ne le montre pas. Par ailleurs, et c’est sans doute à cause de sa culture générale quasi encyclopédique, il bride parfois sa curiosité. Et comme, face aux autres, il comprend tout très vite, trop vite – à peine les choses sont-elles énoncées devant lui -, il peut passer à côté des êtres. Pour bien comprendre les autres, il faut parfois savoir être lent. Je n’ose pas toujours le lui dire, il s’en veut lorsqu’il en prend conscience.  » Que tout cela est joliment formulé. Enfin, le coeur du sujet. […]

 » Président de la République, il en a l’envie depuis longtemps. Ce serait dommage de ne pas y aller. Il a été maire, ministre, Premier ministre. Il a envie de faire des choses pour son pays. Lorsque l’on est un bon musicien, mieux vaut aller au Carnegie Hall plutôt que de jouer dans le café du coin. J’ai, un moment, pensé que c’était trop tard. En 2007, c’était impossible, en 2012, c’était compliqué. Je ne pensais même pas à 2017. Mais l’élection, c’est une rencontre entre une personne et l’opinion, à un moment donné.  » Je suis tentée de vous répondre :  » Et vous, aviez-vous envie qu’il y aille ?  » Piétiné, le romantisme. Oublié, le romanesque. Au pilon, Apollinaire. L’homme politique ressurgit. Et avec lui, son double de rigidité, de rigorisme, d’autorité.  » Diriger, c’est décider. Moi, je n’en suis pas capable, tandis qu’Alain en a l’aptitude. Il sait décider et prendre les bonnes décisions. Il décide pour tout, tout le temps, y compris dans la vie personnelle. Au début, je me rebellais, mais petit à petit, j’ai compris que j’avais intérêt à lui faire confiance car il a raison la plupart du temps.  »

MARION (la fille de Christine et d’Alain Juppé)

 » Mon père, il ne laisse pas de place aux autres, il n’écoute pas, même en famille. Il occupe tout le terrain. Il parle beaucoup, tout le temps. Il est à la fois humble et dupe de lui-même. S’il sait reconnaître ses erreurs, il ne le fait qu’après avoir retourné la situation en sa faveur. Moi, j’ai créé un tabou. L’amour et les sentiments, on n’en parle jamais… J’ai l’impression de n’avoir reçu aucune affection de sa part, dans l’enfance. L’impression d’avoir eu un père trop froid, trop absent, super-rigide, qui n’était pas intéressé par les enfants, même si maintenant je sais, je suis persuadée qu’il m’a aimée. Du coup, je l’ai emmerdé comme il n’est pas permis d’emmerder un père. On s’est retrouvés à l’âge adulte.  »

Après cette première citation, je me dis, bien, mon chapitre, il peut s’arrêter là. Tout est dit. […] Le lendemain de notre entretien, je reçois un mail. Trois lignes.  » Après réflexion, je peux dire qu’en fait mon père a vraiment essayé d’être présent au cours de ma jeunesse, mais moi, j’étais dans l’opposition à l’autorité forte qu’il incarnait.  »

Lapins et merveilles. Récit-enquête, par Gaël Tchakaloff, Flammarion, 266 p. Le 6 avril.

Eric Mandonnet

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