Julie, c’est elles

Plus d’un siècle après sa création parisienne, Mademoiselle Julie, du Suédois August Strindberg, est devenu un classique. Cette année, le rôle est repris à Avignon par Juliette Binoche. Retour sur ce combat des sexes et des classes sociales en six interprétations qui font date.

1893 EUGÉNIE NAU, 22 ANS. THÉÂTRE-LIBRE, PARIS.

Eugénie essuie les plâtres d’une première représentation houleuse, gâchée par les rires des spectateurs, que déconcerte cette tragédie en cuisine ainsi résumée : durant la nuit blanche de la Saint-Jean, une jeune aristocrate s’offre au valet de son père et se tue. Au dire d’André Antoine, auteur du spectacle et inventeur historique de la mise en scène,  » sa nature ardente et étrange fit pourtant merveille dans cette figure passionnée et incohérente « . Traitée de  » lapin polaire « , vue comme la rencontre entre un Roméo plouc et une Julie droit sortie de la Salpêtrière, la pièce choque alors par la brutalité des dialogues, qu’aucune  » poésie  » ne vient enrober, comme c’est le cas chez l’autre Scandinave à la mode, Henrik Ibsen. Mais à côté des  » soiristes bouffonnant sur un ton et parfois une violence dont s’étonneraient fort nos auteurs actuels « , certains critiques célèbrent une £uvre captivante, portée par une intensité psychologique extraordinaire.

1921

LUDMILLA PITOËFF, 25 ANS. COMÉDIE-MONTAIGNE, PARIS.

 » C’est l’histoire d’une fille noble séduite par un valet. Elle est une sotte, lui un ignoble drôle.  » Expéditif, le critique du Crapouillot dézingue Georges Pitoëff, dont le jeu évoque  » une masse informe et gélatineuse « , mais loue l’intelligence et l’art de la nuance de sa femme, bientôt vedette du Paris de l’époque. Frêle, trop frêle pour ce rôle écrasant, Ludmilla Pitoëff galvanise pourtant les spectateurs, envoûtés par le charme d’un visage aigu aux yeux cernés de noir. Antoine, toujours lui, est allé voir ce que le patron du nouveau théâtre de l’îuvre a fait de  » sa  » pièce et note que le public s’est montré dérouté. Pourquoi ? Mais parce ce que ni l’un ni l’autre des légendaires époux Pitoëff n’a le physique de l’emploi ! Lui, le valet mâle brutal et doucereux. Elle, belle et chaude aristocrate. Les Russes diaphanes sont loin du compteà

1952 ÉLÉONORE HIRT, 32 ANS. THÉÂTRE DE BABYLONE, PARIS.

La guerre est passée. Un monde a sombré. Mais la critique de ce mois d’octobre 1952 ressemble fort à celle de la création.  » Du Marivaux frénétique par soixante degrés de latitude nord « , s’exclame Paris-Presse L’intransigeant, tandis que France Soir demande :  » Pourquoi faut-il que cette histoire de jeune châtelaine séduite par son domestique soit si désagréable « , et dénonce  » une expression particulièrement entortillée  » ? Pourtant, c’est dans le petit corps tendu d’Eléonore Hirt que Mademoiselle Julie fait son entrée dans la modernité. Aux côtés d’un François Chaumette filiforme, la comédienne impose son minois pointu au point que Robert Kempf, du Monde, lui certifie les dons d’une grande tragédienne.  » Vibrante d’intelligence aiguë et d’émouvante ferveur  » (L’Aurore),  » elle donne à ce rôle, plein de tentations et de dangers, une unité de ton qui le rend non seulement possible, mais vrai pour nous, proche de nous « , estime Jacques Lemarchand, du Figaro.

1983

ISABELLE ADJANI, 28 ANS. THÉÂTRE ÉDOUARD-VII, PARIS.

C’est une histoire lamentable. Un beau gâchis. Un chagrin. Alors au faîte de sa gloire cinématographique, la comédienne effectue son retour sur les planches après dix ans d’absence. La chose est soigneusement étudiée. Un grand rôle féminin. Un partenaire de talent, Niels Arestrup. Et un metteur en scène rassurant : Jean-Paul Roussillon, qui a fait débuter la jeune Isabelle à la Comédie-Française. Et c’est la catastrophe. Mésentente des partenaires. Départ de Roussillon. Ce qui doit arriver arrive : non dirigée, Adjani, en robe de fée, n’est plus Julie mais  » la Sophie de la comtesse de Ségur  » (Jacques Nerson, Le Figaro), voire  » la chèvre de Monsieur Seguin  » (Jean-Pierre Léonardini, L’Humanité). Niels le loup n’en fait qu’une bouchée dans le déploiement d’une violence sans obstacle.  » Malade « , Adjani renonce quinze jours plus tard. Fanny Ardant la remplace.

1983 FANNY ARDANT, 34 ANS. THÉÂTRE ÉDOUARD-VII, PARIS.

 » Cavalière, racée, garçonnière, insolente et égarée, Fanny Ardant rend compte de l’orgueil et de la faiblesse, de la fascination et du dégoût, de cette impuissance d’être, de ce vertige qui pousse Julie vers le gouffre « , s’enthousiasme Pierre Marcabru, du Figaro. De fait, la comédienne montre à Arestrup de quel bois elle se chauffe. Une résurrection. Une révélation. Indépassable, peut-être. Et sans larmes, sans vulgarité, sans mièvrerie, avec une infinie rigueur. Grâce à ce duo fantastique, l’£uvre s’impose définitivement. On ne la discutera plus. Quant à cette  » pièce carnivore « , les temps ayant changé, elle est ainsi résumée dans  » L’Huma « :  » La fille du comte aguiche le valet. Ils s’entre-tuent. Lutte de sexe et de classe. Comme si Darwin, Freud et Marx avaient uni leurs efforts.  »

2011 JULIETTE BINOCHE, 47 ANS. FESTIVAL D’AVIGNON.

Julie/Juliette… Dix ans après avoir joué Pinter à New York, la star de cinéma rêvait d’Avignon et de Mademoiselle Julie. Son désir rencontre celui du metteur en scène Frédéric Fisbach, à la recherche d’une actrice assez mûre pour le rôle. Car pour celui-ci,  » la question de la maturité ne se pose pas de la même façon aujourd’hui qu’à l’époque de Strindberg, où 25 ans était un âge plus avancé. La Julie actuelle est une femme qui a déjà une vie derrière elle.  » Marqué par le film générationnel que fut Mauvais Sang, de Leos Carax, Fisbach jette dans les bras de Juliette le flamboyant Nicolas Bouchaud.  » Comme à l’opéra, dit-il, ce sont des voix d’exception.  » Des figures aussi. Sous l’harmonie des traits de la comédienne, la nudité radicale d’un visage en quête de vérité impose sa loi. A mille lieues de l’hystérie, c’est dans l’ambiguïté qu’on la trouvera, à ce carrefour décisif de l’histoire où se rencontrent  » les questions sur l’égalité des êtres, celle de l’homme et de la femme, le poids des conventions, l’inconscient et l’annonce de la mort de Dieu « .

Mademoiselle Julie, gymnase Aubanel, Avignon, du 8 au 26 juillet.

L. L.

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