J’TE TÉL, MOI NON PLUS…

David Abiker

La semaine dernière, j’étais au restaurant chinois avec mon amie Jeanne B. Quand nous nous voyons, Jeanne et moi, c’est pour parler nouvelles technos et marketing. Nous venions de commander un canard laqué pour deux et nous apprêtions à aborder une discussion sur la relation client et le mobile, quand le sien a sonné. Elle décroche. Au bout de la ligne, un garçon qu’on appellera S.

J. – Ah ben, on finit par y arriver.

S. … ( j’entends rien, évidemment.)

J. – Je peux pas te parler, là, j’ai un déj.

S. -… ( je ne cherche pas à écouter puisque j’ai moi-même pris mon téléphone pour tuer le temps sur Twitter.)

J. – Tu es à vélo ?

S. -… (S. doit certainement confirmer l’information qu’il appelle tout en pédalant et que ce n’est pas si simple dans Paris.)

J. – Ben, dans ce cas, on se rappelle.

Là-dessus, Jeanne raccroche, me dit  » excuse-moi « , ce à quoi je réponds en reposant mon téléphone :  » Pas de souci.  » Le canard laqué se faisant désirer, je décide d’être indiscret :

– C’est bizarre, quand même. Ton client t’appelle, tu décroches et lui dis que tu ne peux pas lui parler, vu que tu déjeunes avec moi. Et lui-même te dit, alors que c’est lui qui appelle, je peux pas te parler non plus car je suis à vélo.

– Tu as raison, dis, on s’appelle alors qu’on peut pas s’appeler ! Et on le fait quand même…

Le canard laqué n’arrivant toujours pas, nous décidons d’étudier le mystère qui a conduit Jeanne à répondre à un appel de S. qui va lui expliquer qu’il ne peut pas poursuivre cette communication qu’il faut remettre à plus tard.

– Vous n’aviez rien à vous dire ?

– Bien sûr que si, on se court après depuis hier.

– Mais alors, pourquoi avoir décroché, sachant qu’immédiatement tu lui as dit que tu ne pouvais pas lui parler ?

– Et lui ? Pourquoi m’appelle-t-il de son vélo si c’est pour me dire que c’est pas commode ?

Le canard laqué à la peau cuivrée arrive. Un instant, je l’imagine courant dans le pré, sans sa tête. Je me dis que nous aussi, nous courons dans la ville sans notre tête, comme des canards, parfois. Et je repense aux livres que mon père a laissés dans la bibliothèque que j’ai récupérée après sa mort. Parmi eux, il y a La réalité de la réalité, de Paul Watzlawick. C’est grâce à cet ouvrage que je m’intéresse aux usages dans la communication et pas aux technologies de la télécommunication. Et c’est dans ce livre que se trouve le sens de cet étrange coup de fil qui a consisté, pour Jeanne, à décrocher afin de dire qu’elle ne peut pas parler à S., qui lui répond qu’il l’appelle sans être en état de le faire…

Evidemment, ce truc absurde nous est tous arrivé.

J’ai regardé Jeanne et je lui ai dit ça :  » Tu vois, Jeanne, si tu as décroché en disant que tu ne pouvais pas parler et que S. t’a appelée en t’annonçant qu’il ne pouvait pas te parler non plus, ça veut dire que vous vous êtes dit autre chose, vu que vous n’êtes pas fous.  »

Et Jeanne, qui est aussi au fait des usages, a trouvé la clé de l’énigme.

– Tu as raison, on s’est dit autre chose. On s’est dit qu’on ne pouvait pas se téléphoner, mais qu’on restait joignable l’un pour l’autre indéfiniment, peu importe qu’on ne puisse pas se parler.

– Bingo ! On dirait la chanson Je t’aime moi non plus, sauf que c’est  » J’te tél, moi non plus !  » En décrochant, tu lui as signifié que tu ne l’oubliais pas ; en te téléphonant, il t’a signifié que lui non plus.

– Sauf qu’on ne se l’est pas dit !

– Oui, mais vous vous êtes réengagés à vous le dire. Puisque vous vous couriez après depuis hier.

– J’aurais décroché par mauvaise conscience et S. m’aurait appelée en espérant que je ne réponde pas ? Le chien hypocrite, il espérait tomber sur ma messagerie tout en se donnant le beau rôle !

-Il y a de ça, mais pas que.

– On ne s’est pas dit ce qu’on avait à se dire, on s’est dit qu’on souhaitait se le dire.

– Je crois.

– T’as raison.

– Maintenant, on va arrêter de regarder le canard et on va le manger.

– Ouais, et on éteint nos téléphones.

– Pour de bon.

Chroniqueur pour Olnet, LE MAGAZINE DE LA HIGH-TECH, Le newsmagazine du numérique

david abiker

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