Joyaux belges en péril

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

De Paris à Rome, de prestigieuses vitrines de la Belgique craignent de voler en éclats. Fauché, l’Etat fédéral songe à les larguer. Emoi à Paris : la monumentale Maison étudiante Biermans-Lapôtre pourrait revenir à la… France. Répit précaire à Rome : l’Academia Belgica est momentanément épargnée. Grâce au Palais royal ?

Le bâtiment y a gagné, par sa munificence, le surnom de  » Ritz du campus « . Esthétique Art déco, hall majestueux, marbre à profusion : plantée dans le parc du campus de la Cité internationale universitaire de Paris, la pièce architecturale en impose. Respect, envers l’une des doyennes des maisons étudiantes de la Ville lumière.

C’est du belge, mâtiné de luxembourgeois. Depuis 85 ans, le noir-jaune-rouge flotte sur l’édifice. Témoignage du somptueux cadeau fait dans l’entre-deux-guerres à la Belgique par un couple de mécènes.

Cette histoire belge de conte de fées a été écrite par Jean-Hubert Biermans, homme d’affaires natif du Limbourg hollandais, et son épouse Berthe Lapôtre, fille d’un entrepreneur belge des chemins de fer. Parti faire fortune au Québec dans la fabrication de pâte à papier, le couple gardait la Belgique dans un coin de son c£ur.

Pour symboliser le retour à l’entente entre les peuples au sortir de la Grande Guerre, il décide de fonder à Paris une maison d’étudiants qui hébergera des étudiants belges et luxembourgeois. Affaire conclue en 1924 : les époux font don à l’université de Paris de l’équivalent de 11 millions d’euros. Trois ans plus tard, la Fondation Biermans-Lapôtre ouvre ses portes.

Six cents fréquentations en moyenne par an, quelque 25 000 chercheurs ou doctorants belges et luxembourgeois hébergés depuis sa fondation. Les 201 chambres et 18 studios du pensionnat de luxe ne désemplissent pas. Les bons comptes y ont toujours fait les bons amis : 70 chambres sont destinées aux francophones, 70 pour les néerlandophones, 70 pour les Grands-Ducaux.

Un vrai coin de paradis belgo-luxembourgeois en terre française. Longtemps, il a vécu sans réelles histoires. Géré en bon père de famille par une direction belge régie par l’alternance linguistique. Fidèle à l’esprit de générosité des donateurs.

Le couple Biermans-Lapôtre peut commencer à se retourner dans sa tombe. Un vent mauvais venu de Belgique s’est mis à souffler sur leur enfant bientôt nonagénaire. Porteur de nouvelles inquiétantes. Où se mêlent histoire de gros sous, marchandage à la belge et bisbrouilles flamando-francophones.

Tout se gâte à cause de l’inscription sur une  » liste noire « . L’ inventaire des compétences dites  » usurpées  » ou  » fantômes  » :  » celles dont on considère que, suite aux différentes réformes de l’Etat, il n’appartient plus à l’Etat fédéral de les exercer ou de les financer « . Crûment dit : toute une série de matières que l’Etat fédéral, complètement fauché, veut refiler aux Régions et/ou aux Communautés. Tout en gardant pour lui le budget de 250 millions d’euros.

Mués en rabatteurs, les inspecteurs fédéraux des Finances ont embarqué la Fondation Biermans-Lapôtre aux côtés de gros poissons comme la coopération universitaire au développement, ou encore des primes syndicales et charges de pensions du personnel public.

Le prétexte est tout trouvé. Une maison d’étudiants, cela relève de l’enseignement et/ou de la culture. Donc de politiques gérées par les Communautés. Par conséquent, elle n’a plus rien à faire dans le giron fédéral de la Politique scientifique qui subvient à ses besoins.

En perdant son cachet belgo-belge, la Fondation Biermans Lapôtre y laisserait aussi sa cagnotte, exclusivement alimentée par de l’argent fédéral. 149 000 euros de subvention annuelle, 155 000 euros pour rembourser les salaires du directeur et du directeur adjoint mis à la disposition de la Fondation par les ministères communautaires de l’Enseignement. Enfin, les 483 000 euros annuellement consacrés à rembourser un prêt de 5,2 millions euros qui court jusqu’en 2015, pour financer d’importants travaux de rénovation.

Car l’imposant bâtiment sous forme de H, réparti sur six niveaux, a fait entièrement peau neuve en 2001. De la restauration lourde, orchestrée par la Régie des bâtiments, qui a nécessité près de 10 millions d’euros.

Toute pimpante, la Fondation Biermans-Lapôtre retrouvait un second souffle. Jusqu’à ce qu’on tente de lui mettre le doigt dans un engrenage à relents budgétaires et communautaires.

Des proches du dossier en attrapent des sueurs froides. De sinistres précédents leur viennent en mémoire. Ils redoutent une réédition à la parisienne de la scission de l’Université de Louvain en 1968. Ou de vivre le calvaire du Jardin botanique de Meise, que Flamands et francophones se disputent depuis dix ans. Un mot est sur toutes les lèvres :  » catastrophique « .

Moche, alors que l’institution est enfin sortie d’un dangereux flou juridique en héritant l’an dernier du statut de fondation d’utilité publique. Or un désengagement de l’Etat fédéral pourrait redistribuer les cartes. Et déclencher un saut dans l’inconnu.

Tout cela pour grappiller dans l’urgence quelques centaines de milliers d’euros. Mais aussi, et c’est peut-être là le fin mot de l’histoire, pour en arriver à baisser le pavillon belge et à hisser à sa place le Coq de la Communauté française et le Lion de Flandre.

Improbable cohabitation. Elle risque de vite battre de l’aile. Et conduire à une flamandisation de fait de la Fondation.  » Le scénario sera classique : la Communauté française aura du mal à assumer sa charge financière, à l’inverse de la Flandre qui en a les moyens. Le nord du pays sera alors en mesure de poser ses conditions, conformes à son engagement financier. Notamment en termes de quotas de chambres d’étudiants « , soupire un connaisseur du dossier.

Radio-couloir répand le bruit : la perspective de s’offrir une vitrine incomparable à Paris ne serait pas pour déplaire à la Flandre.

La messe n’est pas dite. Le fédéral et les entités fédérées n’ont pas fini de se chamailler sur ces compétences  » usurpées  » et leurs conséquences financières. Le contentieux reste bloqué au stade des groupes de travail techniques.

Sur le campus parisien, un coin de belgitude croise les doigts. Garde des raisons d’espérer dans sa situation juridique alambiquée. Car démêler l’écheveau exigera du monde autour de la table : l’université de Paris, qui a reçu la donation. L’Etat français, devenu propriétaire du bâtiment en vertu d’une convention conclue en 2010 : la Belgique en a obtenu l’usufruit pour 50 ans renouvelables. Et le partenaire grand-ducal, qui a aussi son mot à dire dans l’histoire.

Le voisin luxembourgeois a pris en charge un tiers du budget des travaux de rénovation, et assure sa part de financement de la maison des étudiants. Il pourrait, avance une source, perdre 3,5 millions d’euros dans l’aventure. De quoi crier à la rupture des engagements. Et créer un bel incident diplomatique.

Mais en bout de course, c’est le larron français qui pourrait tirer les marrons du feu du poto-poto belgo-belge. Le scénario-catastrophe circule : transférée aux Communautés, la Fondation Biermans-Lapôtre perd son statut de Maison binationale sur un campus universitaire qui ne reconnaît précisément que des maisons d’étudiants nationales ou françaises. Faute d’être encore belge, la Fondation devient alors… française.

Et là, la République décroche la timbale. S’adjuge gratuitement un bâtiment de 8 810 mètres carrés, le plus coté de tout le campus parisien. Valeur du bien, estimée en 2009 par le Trésor français : 37,7 millions d’euros !  » Pour une Maison entièrement rénovée, aux frais de la Belgique en prime « , fait remarquer un acteur du dossier.

De la Fondation Biermans-Lapôtre à l’Academia Belgica

Paris en sursis, Rome à l’abri. Provisoirement.

Du côté de l’Academia Belgica, on se met à respirer, tout en continuant à raser les murs. Jusqu’à nouvel ordre, le drapeau tricolore continuera de flotter sur l’imposant bâtiment situé en périphérie de la célèbre villa Borghèse, en plein quartier romain de musées et d’instituts universitaires étrangers.

L’Academia Belgica a été pourtant à deux doigts d’embarquer aussi dans la charrette des otages des compétences  » usurpées « .

Là, le bras de fer aurait porté sur une institution à trois visages. Sous le même toit de l’édifice inauguré sous Mussolini en 1939 cohabitent l’Academia Belgica proprement dite, un Institut historique belge et la Fondation Princesse Marie-José.

A chacun sa vocation, selon ses moyens. Academia Belgica : 422 000 euros de subvention fédérale annuelle pour promouvoir les échanges culturels et héberger des chercheurs et des artistes belges. L’Institut historique belge, fondé en 1902 : 81 000 euros d’argent fédéral pour étudier les archives vaticanes et toucher à l’archéologie et à la philologie classique. Pas un sou en revanche pour la Fondation Princesse Marie-José, de ce fait tombée en léthargie. Créée en 1930 lors du mariage de la s£ur du futur Léopold III et du prince héritier d’Italie Umberto, la fondation serait bien en peine d’offrir encore des bourses d’études à de jeunes artistes et musicologues belges.

Le ménage à trois a toujours connu des hauts et des bas. Ce n’est pas l’espace qui manque, via Omero. Mais on a tendance à s’y marcher sur les pieds. Ou à tirer la couverture à soi. L’Academia Belgica traiterait un peu de haut le  » petit poucet « , l’Institut historique belge. Il en a perdu sa plaque à l’entrée du bâtiment…

Structures de gestion commune assez complexes, rivalités entre universités, ambitions personnelles. Et inévitables tensions de nature linguistique au sommet : l’alternance linguistique, de rigueur à la tête de l’Academia Belgica, est sur le point d’être mise à mal par la nouvelle désignation d’un directeur du rôle néerlandophone. Bref, un condensé à l’échelle romaine de tout ce que le système belge peut sécréter de destructeur.

Cela fait de l’Academia Belgica une proie fragile. Et diablement appétissante. Elle aussi a eu droit à son ravalement de façade d’envergure : dix ans de rénovation et de restauration, de 1996 à 2007, sous la houlette de la Régie des bâtiments. La reine Paola était allée admirer le résultat : seize chambres avec salle de bains individuelle entièrement rénovées sur trois étages, bibliothèque de 100 000 volumes adaptée aux dernières technologies, salles de lecture et de conférences climatisées, nouveau pavage en travertin de Tivoli aux abords extérieurs et jardin remodelé en terrasses.

L’immeuble romain n’est pourtant pas tiré d’affaire. Il souffre toujours, aux niveaux souterrains, de gros problèmes d’humidité. Qui obligent la Régie des bâtiments à se tenir prête à délier les cordons de sa bourse. Déjà dans la dèche, bientôt soumis à un nouvel effort budgétaire colossal, l’Etat fédéral pourrait être tenté d’ arrêter les frais. Et de retirer ses billes. Le script du désengagement peut ressortir du tiroir à tout moment.

Tiens, tiens… La N-VA, présente au gouvernement flamand, vient de s’étonner auprès du ministre fédéral de la Politique scientifique du sort différent qui est réservé aux dossiers parisien et romain. Interpellé par le sénateur Danny Pieters, Paul Magnette (PS) évoque les liens étroits entre les trois pensionnaires de l’Academia Belgica pour justifier le maintien de l’académie romaine dans le giron fédéral.

La cohérence de son raisonnement ne saute pas aux yeux de certains. Il se dit que le Palais royal aurait fait la différence. Il ferait de l’Academia Belgica une affaire sentimentale, à maintenir sous couleurs belges. C’est grâce à une collecte nationale, organisée lors des fiançailles de Marie-José de Belgique et du futur Umberto II d’Italie, que cette pépite belge a pu surgir en terre romaine. Quand la famille royale s’en mêle.

PIERRE HAVAUX

L’Academia Belgica à Rome momentanément sauvée par l’ombre protectrice de la princesse Marie-José

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