Jordi Savall

Le gambiste et chef d’orchestre estime que la musique peut permettre aux différentes civilisations de dialoguer et de se respecter. A certaines conditions.

Le Vif/L’Express : Vous êtes un musicien  » classique « , occidental, mais vous aimez jouer avec des artistes venant d’autres cultures. Est-ce vraiment possible ?

Jordi Savall : Aujourd’hui plus que jamais, les musiciens ont la responsabilité de rappeler que des liens ont existé et perdurent entre les civilisations. Et il est finalement très naturel pour moi de jouer une cantiga séfarade avec un joueur d’oud marocain ou turc car ces artistes ont préservé quasiment intacts les usages du Moyen Age.

Qu’apprenez-vous au contact de ces musiciens ?

Les côtoyer est une leçon de tous les jours : ils improvisent plus spontanément que nous et réalisent naturellement ce que nous cherchons à obtenir par le travail. Notre culture musicale nous embarrasse en pareil cas !

Si la musique maintient des ponts entre l’Orient et l’Occident, l’actualité n’a-t-elle pas tendance à les détruire ?

Pour entretenir une relation, il faut savoir se donner, accepter l’autre. Etablir un lien avec l’inconnu suppose de se laisser interpeller par autrui, accepter une certaine fragilité, abandonner sa position privilégiée. Or, pendant des siècles, le monde occidental a été convaincu de tenir la seule et unique vérité, d’évoluer dans la civilisation la plus brillante. La tolérance, avec ce que cela peut sous-entendre de condescendance, était le signe le plus fort d’ouverture et de générosité. Cependant, les oppositions demeurent et nous les avons ressenties lors de nos projets réunissant des musiciens venus de divers horizons, de pays que la politique divisait. La tension était palpable dans les premières répétitions. Nous avons ensuite été surpris par des Israéliens et des Palestiniens s’amusant à chanter ensemble les mêmes chansons pendant les pauses de nos séances de travail. Rien ni personne ne les y obligeait. C’est là la force de la musique : elle peut apporter la paix car elle oblige à dialoguer et à se respecter.

Que pensez-vous alors de l’aventure de Daniel Barenboim et de son West-Eastern Divan Orchestra qui réunit Israéliens et Palestiniens ?

Elle est bien sûr importante mais un peu déséquilibrée car elle pousse les seconds à adopter le répertoire des premiers. Les musiciens juifs jouent depuis toujours le grand répertoire symphonique. Notre démarche s’en distingue car elle donne la parole, pour ainsi dire, à chaque camp. Nous demandons à tout musicien de jouer son propre répertoire avant de rejoindre le groupe et de travailler collectivement.

Ne craignez-vous pas de passer pour un naïf ou un utopiste avec de tels projets ?

Non ! Quel objectif cherche notre disque Istanbul, sorti en 2009 ? Modifier le regard que porte l’Occident sur les Turcs, éternels envahisseurs arrivés aux portes de Vienne, terribles guerriers qui détruisaient les villages. N’oublions pas que les pays occidentaux ont fait de même au nom de la religion ! On ignore en revanche que dans le monde ottoman se côtoyaient les juifs, les chrétiens et les musulmans dans une réelle harmonie.

Mais aujourd’hui le monde n’est ni très serein ni très paisible. N’assiste-t-on pas à la montée des communautarismes ?

Le principal obstacle à l’harmonie collective est le fanatisme, cette maladie qui touche ou a touché toutes les religions. On sait pourtant aujourd’hui que la vérité absolue n’existe pas et qu’elle n’appartient pas à une religion plutôt qu’à une autre. La science a montré la relativité des choses. Mais cela n’a pas encore été accepté, même à Rome. La véritable religion n’a d’ailleurs pas besoin de cardinal ni de pape. En Inde, des millions de croyants partagent la même foi sans dépendre de quelqu’un ou d’une hiérarchie.

BERTRAND DERMONCOURT

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