John Kerry, L’homme qui peut battre Bush

Héros de la guerre du Vietnam, politicien avisé, le sénateur du Massachusetts apparaît comme le candidat démocrate le mieux armé pour détrôner l’actuel président des Etats-Unis

De notre correspondant

Ici, la dernière fois qu’un homme de gauche s’est affublé d’un casque, l’Amérique a piqué un fou rire, avant de renvoyer, pour quatre ans, un républicain à la Maison-Blanche. En 1988, Michael Dukakis, candidat démocrate à la présidence, avait cru prouver son envergure de commandant en chef en montant dans un char devant des centaines de journalistes. La célèbre photo, réellement grotesque, de sa frimousse de pacifiste émergeant de la tourelle figure toujours au musée des fiascos démocrates et dans l’album préféré du vainqueur de l’époque, un certain George Bush père, héros de la guerre du Pacifique et futur centurion de l’opération  » Tempête du désert  » en Irak. Pourtant, ce 24 janvier 2004, les symboles guerriers semblent moins rebuter les opposants au fils Bush, en particulier les conseillers du sénateur John Kerry, qui laissent leur champion descendre en grande tenue dans l’arène û en fait, une patinoire de Manchester, dans le New Hampshire, où, même coiffé d’un casque de hockey, le favori de l’investiture démocrate fait un guerrier plus crédible que George W.

Le président actuel a mené deux guerres en trois ans, et célébré la chute de Bagdad en combinaison de pilote, après un appontage sur un porte-avions de la Navy, mais il lui manquera toujours l’élégance martiale d’un Kerry, la  » gueule  » médiévale d’un Lancelot guerrier-poète qu’étire un menton interminable, et que dessinent, jusqu’à la caricature, les joues d’ascète, le long nez en lame courbe et ces yeux troglodytiques au fond d’arcades démesurées. Même sa silhouette évoque un destin en marche. Un point d’interrogation de 1,90 mètre qui se redresse sur la glace avec nonchalance, cherche un instant ses marques, puis fuse vers le palet. A 60 ans, tout juste remis d’un cancer de la prostate, après dix-huit ans au Congrès et, depuis trois semaines, des tournées de campagne de quinze heures quotidiennes dans le New Hampshire et dans les sept Etats consultés le mardi 3 février, Kerry trouve le temps de marquer deux buts.

La foule applaudit une valeur sûre de l’establishment, un patricien politique de la très humaniste Nouvelle-Angleterre capable de manier la crosse comme au bon vieux temps des championnats scolaires de la St. Paul School de Concord (New Hampshire), où il a fait ses classes. Mais son entourage appréhende la prochaine lubie du prince ténébreux : dans l’Iowa, ses hommes ont poireauté de longues minutes pendant qu’il jouait Yesterday, des Beatles, à la guitare, pour un petit parterre de journalistes. Ils le laissent piloter le Cessna de la campagne et, même au Capitole, ses assistants ne s’étonnent plus de le joindre, entre deux séances, à Aruba, où il part un week-end étudier une nouvelle technique de virage en planche à voile. Les Américains pourraient apprécier ses pulsions excentriques, mais, avant de lui accorder, aux dernières nouvelles, plusieurs points d’avance en cas de duel électoral avec Bush, ils l’avaient vite donné pour mort en novembre dernier, faute de voir en lui mieux qu’un gentleman-farmer intello confiné dans trop de jardins secrets. Pour toute réponse, Kerry avait congédié son directeur de campagne, appris à sourire plus souvent et û on ne se refait pas û cité André Gide dans un français parfait :  » N’essayez pas de me comprendre trop vite.  »

 » Ce type est devenu une superpuissance  »

Le temps presse, pourtant, et l’Amérique tente de cerner son nouveau mystère, qui a remporté, cette semaine, cinq des sept élections primaires organisées pour l’investiture démocrate. A 20 ans, tout juste sorti de la prestigieuse université Yale, l’enseigne Kerry tenait les mitrailleuses d’un patrouilleur sur le Mékong. Trois fois décoré, il était revenu au bercail prendre la tête de l’opposition à la guerre au Vietnam, et celle de la liste des hommes à abattre de Richard Nixon. Et depuis ? Le Mékong est devenu un fleuve tranquille : avocat, procureur assez discipliné dans les année 1970 pour inculper les deux plus grosses pointures de la Cosa Nostra de Boston, Kerry a été élu gouverneur adjoint du Massachusetts, puis sénateur de l’Etat, en 1984. Son ascension dans la nomenklatura du Nord-Est a suscité des sentiments mitigés dans le camp démocrate, qui l’accuse d’être un notable peu enthousiasmé par le combat législatif. Ses faits d’armes au Capitole se limitent à sa participation dans une commission sur les ventes illégales d’armements à l’Iran et à l’enquête bipartite du Congrès sur le sort des prisonniers de guerre prétendument abandonnés par les Etats-Unis au Vietnam. Ses votes en matière sociale et fiscale sont calqués sur ceux de son écrasant collègue et ami Ted Kennedy, l’autre sénateur du Massachusetts, brocardé par les républicains comme un dinosaure de la prodigue gauche caviar. Mais les démocrates ne l’ont pas ménagé non plus, et rappellent ses sorties iconoclastes : il a cautionné le plan des  » 100 000 Flics dans la rue « , un volet des mesures sécuritaires lancées par Bill Clinton pour amadouer l’électorat républicain, volé dans les plumes du syndicat des enseignants et critiqué les excès de l’affirmative action en faveur des minorités. Surtout, le sénateur, fustigé en 1991 pour n’avoir pas voté la première guerre du Golfe, a soutenu l’entrée en guerre contre l’Irak, avant de se rétracter en refusant de donner sa voix au plan de financement de l’occupation.

Trop de nuances, de détours et de compromis ? Du passé. Le soir du scrutin du 27 janvier, avant même que Kerry, rayonnant et ému, apparaisse devant 2 000 supporters dans le grand salon du Holiday Inn de Manchester, un vieux grognard de la politique comme James Carville, chef de la première campagne de Bill Clinton, frottait son crâne chauve en recevant les premiers chiffres :  » 15 points d’avance sur le deuxième, Howard Dean, c’est du jamais-vu, vociférait-il. Ce type est devenu une superpuissance.  » Mieux, le premier, dernier et unique espoir d’une opposition humiliée de venir à bout de l’inébranlable forteresse Bush. Kerry est l’essence même du vote utile, et nécessaire. Il a assez d’expérience pour donner au plus sérieux de ses concurrents démocrates des allures d’hurluberlu, assez de gravité pour obtenir le rôle de monsieur le Président dans n’importe quelle production hollywoodienne. De plus, cet homme-là a déjà tué, un détail somme toute rassurant pour un pays menacé par les fatwas de Ben Laden, et un atout lorsque s’annoncera le choc sanglant avec la machine Bush. Il lui reste à tirer de ses souvenirs du Mékong un instinct de vainqueur.

 » N’importe qui plutôt que Bush  »

Mais pour quelle victoire ? A Manchester, sur le parking glacial de son QG, Terry McAuliffe, chef du Parti démocrate, ne s’arrête même pas pour commenter les estimations de vote. Il montre seulement le petit badge ABB à son revers : Anybody but Bush.  » N’importe qui plutôt que Bush.  » Il fut un temps où les primaires démocrates étaient plus complexes et donnaient lieu à de vraies empoignades politiques. Cette fois, c’est différent. La base elle-même oublie son c£ur pour jouer la raison : dans une église de Portsmouth (New Hampshire), réquisitionnée pour un meeting, Melissa Paly est venue de l’Etat voisin du Maine, où ses primaires n’auront lieu que dans plusieurs mois, pour choisir son président. Elle reluque le candidat John Edwards, jeune premier quinquagénaire et représentant de Caroline du Nord, comme un fruit défendu, en se déclarant aussi tentée par le général Wesley Clark.  » Mais peu importe ! En fait, je veux choisir un type qui ait ses chances, confie-t-elle. Car ce crétin de Bush, lui, est toujours populaire.  »

Tout à sa froide vengeance, l’électorat de gauche se livre à un exercice mental contre nature, en tentant de se mettre dans la peau de la droite, d’égrener les critères qui rendraient leur candidat présidentiable aux yeux des modérés de l’autre camp. Une abnégation qui trahit sa colère autant que l’incroyable taux de participation au scrutin du 27 janvier (200 000 votants, un chiffre supérieur à celui de 1984, année de la contre-offensive ratée contre Ronald Reagan) et fait le malheur des autres prétendants démocrates. Howard Dean le premier. L’ex-gouverneur du Vermont avait pu faire croire qu’un nouveau populisme, fait de forums Internet et de diatribes contre l’establishment et la guerre en Irak, attirerait la jeunesse et les masses abstentionnistes vers le parti. Son score l’oblige à congédier son directeur de campagne et à engager celui de son supporter Al Goreà

Wesley Clark, qui a remporté la primaire de l’Oklahoma mardi dernier, aurait tout pour plaire : des galons de commandant suprême de l’Otan, de héros du Vietnam et de sauveur des Kosovars, alliés à un intellect façonné à West Point puis en fac d’économie et de philo. L’enfant de l’Arkansas, élevé dans la misère après le remariage de sa mère, veuve, n’a pas démérité. Mais il lui manque, malgré l’appui du clan de Bill Clinton, un semblant d’expérience et de pratique politique. En recevant le soutien de Madonna et de l’inénarrable Michael Moore, il a laissé celui-ci traiter George Bush de déserteur sans réagir. Peut-être parce que ce dernier avait pris quelques rallonges de permissions lors de son service militaire en Alabama. Il n’a pas manqué non plus de rappeler à Kerry qu’il n’était que lieutenant sur le front, et non, comme lui, général au Kosovo. Ses commentaires sur l’avortement, dont il a un moment voulu étendre le droit pendant toute la durée de la grossesse, n’ont pas fait vibrer l’Amérique profonde. Il n’empêche : avec John Edwards, fils d’un ouvrier du textile et victorieux le 3 février en Caroline du Sud, rendu millionnaire par ses croisades d’avocat contre les grandes corporations, Clark est le seul à prôner la reconquête par la gauche des valeurs de l’Amérique profonde :  » Les valeurs familiales, dont la droite nous rebat les oreilles, scande-t-il, c’est aussi un emploi et une assurance-santé pour nos enfants.  »

 » Voilà plus de trente ans que les démocrates se cherchent, soupire Hank Sheinkopf, ancien conseiller de campagne de Joe Lieberman, qui a abandonné la course après son échec, cette semaine, dans le Delaware. Aujourd’hui, je ne vois qu’un Kerry et un vice-président Clark pour nous ramener la middle class middle class américaine.  » Sheinkopf date ce désamour des grandes manifs anti-guerre du Vietnam des sixties et de l’opprobre jeté sur les patriotes. Il y voit aussi la patte experte d’un Nixon û le premier républicain à avoir séduit les catholiques ouvriers du Nord et les protestants pauvres du Sud au nom de la défense des m£urs chrétiennes û et le résultat de cinquante ans d’exode des Blancs vers les banlieues et leurs Sam Suffit individualistes, qui ont donné à la gauche les grands centres urbains et leurs minorités raciales.  » Kerry et Clark, deux soldats humanistes, sont les seuls capables de faire à nouveau du Parti démocrate celui de la sécurité : la sécurité nationale et militaire autant que la sécurité économique. Le parti des costauds éclairés comme Roosevelt, Truman et Kennedyà  »

Dans la station de pompiers de Nashua, dans le sud du New Hampshire, le capitaine à la retraite a manqué gaffer en présentant son cher candidat à la foule :  » Veuillez applaudir John Kenneà ry !  » Kerry apprécie l’hommage, avant de rappeler au public, dans une veine sociale guerrière digne de JFK, qu’il s’y connaît un peu mieux que Bush en matière de porte-avions. Et de pourfendre  » les grands groupes qui exportent sans vergogne les jobs des Américains « . Même son style oratoire, fait de tournures inversées,  » les Américains travaillent pour l’économie mais l’économie doit travailler aussi pour les Américains « , trahit une connivence entre le candidat et sa défunte idole. John Forbes Kerry trouvait d’ailleurs quelque fierté dans les plaisanteries de ses copains de Yale sur ses initiales, JFK. Le fils de famille, lié par sa mère aux Forbes et aux Winthrop, des pionniers de la Nouvelle-Angleterre, ne cachait pas son attrait pour le clan patricien révéré de Boston, au point de sortir un temps avec Janet Auchincloss, demi-s£ur de Jackie, et de participer en tant que volontaire, en 1962, à la première campagne électorale de Teddy, cadet des frères Kennedy. Ils n’étaient pourtant pas vraiment du même monde. Kerry, élevé dans la foi catholique, n’a su que très récemment que son grand-père Frederick Kerry était un juif tchèque né Fritz Kohn, qui s’était suicidé en 1921 à Boston après s’être ruiné. L’argent de sa mère avait depuis longtemps fondu, ne leur laissant que les apparences d’un train de vie aisé. Au moins voyageaient-ils, en France, dans la propriété des Forbes, et à Berlin, où son père, diplomate, avait été muté dans les années 1950, au c£ur de la guerre froide.

Au Vietnam, le hasard, ou le mimétisme, a pourtant conduit John Kerry aux commandes d’une vedette de patrouille, semblable au célèbre PT 109 du JFK de la guerre du Pacifique. Mais sur le Mékong, entre peur et conscience de l’absurde, il s’est forgé un destin unique. Ses lettres et son journal racontent cet enfant mort mitraillé par erreur sur un sampan du fleuve, dont il n’avait pas pu regarder le visage ; ce Vietcong embusqué sur la rive, lance-grenade en main, vers lequel il avait précipité son bateau avant de l’abattre. L’annonce par un officier de la mort de Dick Pershing, son copain de Yale. Le chagrin et la honte de ses larmes sans retenue. Au retour, John Kerry, pétri de colère et de désillusion, s’était mué en légende du mouvement antiguerre, en décochant aux sénateurs d’une commission sa phrase d’anthologie :  » Comment demande-t-on à un homme d’être le dernier à mourir pour une erreur ?  » Dans les semaines suivantes, un présentateur de télévision lui avait demandé s’il souhaitait un jour devenir président.  » Vous voulez direà des Etats-Unis ?  »

Le 17 janvier, les services de Kerry ont reçu un appel d’un dénommé Jim Rassmann. L’ancien soldat des forces spéciales déclarait connaître le candidat. Ce dernier l’avait repêché, en mars 1969, sous le feu ennemi lorsque l’explosion d’une mine l’avait projeté par-dessus bord. Il se disait républicain. Le vétéran, amputé de deux jambes et d’un bras, trône souvent sur les podiums de campagne de son sauveur, au grand bonheur des anciens combattants habitués de ses meetings. Il témoigne en silence de l’autre Kerry, au contraire de l’épouse de ce dernier, Teresa Heinz Kerry, qui, voilà deux ans déjà, avait égayé le Washington Post de ses descriptions de John lors de ses fréquents flash-backs nocturnes du Vietnam :  » Il hurle : ô Down ! Down ! « A couvert ! Je n’ai pas encore pris de coups, mais c’est mouvementéà  »

Un poème, Teresa. Kerry l’a rencontré en 1990, près de dix ans après son divorce avec Judy Thorne, la mère de ses deux filles, pendant la conférence de Rio où la veuve du sénateur Heinz, propriétaire de l’empire du ketchup du même nom, représentait son énorme fondation philanthropique. Née au Mozambique d’un père médecin portugais, elle possède aujourd’hui une fortune d’un demi-milliard de dollars, que Kerry dément formellement utiliser pour sa campagne, et une gouaille élégante qui colore leur rudes meetings dans l’Amérique profonde. Elle apporte aussi sa part de sincérité dans le flot des discours électoraux. Comme ce 24 janvier, lorsque, juchée sur la tribune, elle a doucement assuré, avec une pointe d’accent :  » Les Américains ont un c£ur que n’a pas encore conquis le cynisme. Nous cherchons seulement à l’atteindre, et, au-delà de la complexité des politiques, à faire comprendre ce qui nous animeà  »

Justement. Kerry, le vote utile providentiel, s’acharne encore, de tribunes en meetings, à instiller ses nuances dans un débat réduit aux petites phrases des journaux télé de 18 heures. S’il considère la politique étrangère de Bush comme  » la plus arrogante, inepte, brutale et idéologique qu’ait jamais connu ce pays « , il peine encore à expliquer ses revirements sur l’Irak. Son vote de 2002, comme celui de 1998, où il appelait déjà à un changement de régime à Bagdad, visait à exercer une pression sur Saddam. Il ne cautionnait en rien une politique unilatéraliste de la Maison-Blanche. Le message devra passer.  » Kerry est le seul à pouvoir clore la boucle du Vietnam, assure Hank Sheinkopf. Le seul à pouvoir dissiper le cliché d’une gauche faiblarde en matière de défense.  » Et l’Amérique semble lui donner sa chance.

Philippe Coste

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