Jersey Les mystèr es de l’orphelinat

L’île Anglo-Normande est prise dans la tourmente d’un soupçon sordide. Des orphelins y auraient autrefois subi des abus sexuels.

De notre envoyé spécial

En ce dimanche 2 mars, le révérend Peter Williams n’a pas dit un mot sur l' » affaire « . C’était une messe familiale, comme chaque premier dimanche du mois à l’église de Gouray. On y vient tous, et à la fin, les enfants se régalent de gâteaux au chocolat, pendant que les parents prennent le thé en parlant du temps qu’il fait ou de celui qu’il fera. Le pasteur s’est tu. Il ne voulait pas effrayer les petits, ni ajouter à l’exaspération des grands. Pas question, donc, d’évoquer les Hauts de la Garenne, cette demeure que la presse à sensation a baptisée l' » orphelinat des horreurs « .

Pour la trouver, il suffit de s’éloigner un peu de l’église. De 300 mètres, tout au plusà A Jersey, chacun connaît cet endroit chargé d’Histoire, dont la construction date de 1867. De 1900 à 1986, ce fut le seul orphelinat de cette petite île (116 km2). Des milliers de filles et de garçons y ont séjourné. L’établissement, qui disposait d’une soixantaine de lits, a fini par fermer ses portes. En 2004, après une longue période d’oubli, il s’est offert une renaissance, comme auberge de jeunesse. Mais c’est de son passé qu’il est question aujourd’huià

Tous les jours, les paroissiens du révérend Williams supportent le récit des scènes horribles qui auraient eu lieu aux  » Hauts  » entre les années 1960 et 1980. Tous les jours, ils voudraient fermer les yeux, oublier ce cauchemar, ces policiers fouillant le sol à la recherche de traces des jours néfastes, ces journalistes amassés à leurs portes. Jersey, si fière de sa réputation de tranquillité et de sa pomme de terre labélisée, se débat en prime time dans une tempête imprévue.

Tout démarre il y a deux ans. A l’époque, la renommée de l’île tient moins à son statut politique (en partie autonome, elle dispose d’un gouvernement chargé des Affaires intérieures) qu’à sa souplesse fiscale. Ici, les banques ont pignon sur rue, mais la richesse ne s’étale pas. Les maisons sont cossues mais cachées, et les voitures forcément élégantes. La discrétion est une valeur refuge. Il y a bien eu l’effrayante histoire de la  » bête de Jersey « , un pédophile qui sévit dans les parages dans les années 1960. Mais il a été condamné en 1972, et s’est éteint en prison en 1994. Alorsà

 » Souvent, les viols avaient lieu la nuit, quand il faisait noir « 

Alors arrive le printemps 2006. Sans que l’on sache encore pourquoi, la police locale reçoit une série d’appels. Plusieurs correspondants se plaignent des sévices qu’ils auraient subis autrefois à l’orphelinat. Coups, violences, abus sexuelsà Ces récits sont jugés suffisamment concordants pour que les enquêteurs se mobilisent. A la fin de 2007, leurs investigations connaissent même une accélération. En novembre, la police est saisie officiellement. Elle met en service un numéro d’appel anonyme. De nouvelles victimes – au total 160 – se manifestent : d’anciens pensionnaires, installés en Angleterre, mais aussi en Allemagne, en Thaïlande ou en Australie. Le 30 janvier, un homme est interpellé. Gordon Wateridge, 76 ans, un ex-surveillant des Hauts, aurait, entre 1969 et 1979, abusé d’adolescentes de l’orphelinat. Le 23 février, un crâne d’enfant est découvert dans un endroit non mentionné sur les plans du bâtiment. Wateridge a été entendu par un juge le 17 mars.

Pas un jour ne passe sans révélation : une cave secrète, puis deux, puis trois, puis quatreà Et ces témoins, prêts à se souvenir, à visage découvert. Des  » victimes  » disposées à parler, parfois avec des mots saisissants, comme Peter Hannaford. Sur l’île, cet homme de 59 ans fait presque figure de notable. Responsable d’un syndicat de transport, il a vécu les douze premières années de sa vie dans cette bâtisse qu’il voudrait voir  » rasée de fond en comble « .  » Des hommes et des femmes nous violaient, raconte-t-il. Cela arrivait à tous, tous les soirs. J’avais peur d’aller au lit.  » Le temps a passé, et il dit avoir oublié l’identité de ses tortionnaires :  » C’est comme si mon cerveau les avait chassés de ma mémoire. Mais, souvent, les viols avaient lieu la nuit, quand nous étions couchés et qu’il faisait noir.  » A l’inverse, un autre  » ancien « , Duncan Crocker, 61 ans, nie les mauvais traitements.

Qui croire ? Les médias affluent. Jersey est en ébullition, elle craint pour sa réputation. Le principal responsable politique, le sénateur Frank Walker, est critiqué : on lui reproche d’être plus préoccupé par l’image de ce paradis fiscal situé à 22 kilomètres des côtes françaises que par le sort des victimes. Un ancien ministre de la Santé de l’île, limogé, accuse les autorités locales d’avoir négligé cet établissement placé sous leur responsabilité. Mars est là et le soleil attire les premiers touristes, mais l’atmosphère continue de se refroidir. Jersey se ferme, les témoins repoussent la presse, le journal local ne reçoit plus ses confrères britanniques ou étrangers, de peur d’envenimer la situation.

Pourtant, comme le rappelle Lenny Harper, responsable de l’enquête, rien n’est encore prouvé. Le crâne retrouvé est en cours d’identification. Le recours au carbone 14 pour établir une datation obligera à patienter quelques jours encore. Seule certitude : les autres ossements, découverts dans l’une des caves, appartiennent en fait à des squelettesà d’animaux. Bref, il faut encore fouiller (la maison, le passé), vérifier les témoignages, et tout cela prend du temps. Même la liste des orphelins est difficile à établir. Les fuites évoquant une quarantaine de suspects (outre Gordon Wateridge) n’ont pas été confirmées à ce jour.

Jersey retient donc son souffle. Dans son église, Peter Williams s’efforce d’inspirer la sérénité à ses ouailles.  » Il y a une réelle douleur, dit le pasteur. Et puis, on ne sait pas si c’est une affaire de sévérité extrême ou de violences sexuelles. Il y a une énorme différence entre les deux. Vous savez, je ne suis là que depuis quatorze mois et j’apprécie les gens d’ici. Ils sont accueillants. La population est passée de 60 000 à 90 000 habitants en vingt ans. Des Portugais, des Polonais sont arrivés. Et tous se sentent violentés par des gens comme vous, les journalistes.  » Mais tout redeviendra-t-il un jour comme avant ? Le serviteur de Dieu n’en est lui-même pas certain. l

Pascal Ceaux

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