Jean-Pierre Vernant  »La mythologie, c’est une vision de soi face au monde »

Il a révolutionné l’étude de la civilisation grecque. Depuis son premier livre, Les Origines de la pensée grecque (1962), Jean-Pierre Vernant a proposé les analyses les plus novatrices des mythes grecs, dans la lignée de Dumézil et de Lévi-Strauss.

Ardent défenseur de l’enseignement du grec, grand érudit, il est aussi un merveilleux passeur : son dernier ouvrage, L’Univers, les dieux, les hommes (Points/Seuil), est traduit en 32 langues. En prélude à notre série de grands reportages d’été, qui, dès cette semaine, nous entraîne sur les traces d’Ulysse, il nous donne les clefs de L’Iliade et de L’Odyssée.

Né en 1914, orphelin de guerre, Jean-Pierre Vernant est reçu major de l’agrégation de philosophie en 1937. Mobilisé en 1939, il entre dans la Résistance et devient, en 1944, chef des FFI (Forces françaises de l’intérieur) de la région toulousaine. Depuis 1948, il consacre sa vie à la Grèce ancienne, travaillant au CNRS d’abord, puis à l’Ecole des hautes études, au Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, qu’il crée en 1964, et au Collège de France, où il est aujourd’hui professeur honoraire. Engagé à l’âge de 17 ans dans les rangs du Parti communiste,  » parce qu’il fallait faire obstacle au fascisme « , il est exclu une première fois en 1938. Réintégré en 1947, il quitte définitivement le PC en 1970.

Que vous inspire l’idée trop répandue selon laquelle la mythologie grecque, et par conséquent l’enseignement du grec et du latin, ne sert à rien ?

û Hélas ! ce n’est pas une idée nouvelle. Quand il était ministre de l’Education nationale, Lionel Jospin m’a commandé, par l’intermédiaire de Claude Allègre, un rapport sur l’enseignement du latin et du grec dans le secondaire. A cette époque, tout le monde pensait qu’il fallait éliminer l’enseignement du grec car  » ça ne servait pas à grand-chose « . J’ai alors demandé aux professeurs de grec de m’envoyer une fiche sur laquelle seraient évoquées l’évolution de leurs effectifs dans les cinq dernières années, ainsi que la profession des parents des élèves qui choisissaient le grec. Double surprise : non seulement les effectifs étaient restés à peu près constants d’une année sur l’autre, mais j’ai constaté que les meilleurs élèves en grec étaientà ceux d’origine maghrébine, et notamment les filles ! Dans mon rapport, j’ai donc battu en brèche l’idée de l’inutilité du grec en me fondant sur l’argument suivant : les Maghrébines ont parfaitement compris que la meilleure issue pour elles est de s’intégrer et que l’intégration implique de choisir ce qu’il y a de plus élitiste dans la culture à intégrer, c’est-à-dire ce qui semble le plus éloigné de ce que les gens se représentent comme étant la culture maghrébine.

Cela dit, la culture grecque est commune à l’Europe du Nord et au Maghreb…

û Absolument. Et on n’a pas besoin de remonter à saint Augustin pour le prouver ! Le Maghreb a été fortement hellénisé et il a fait partie d’un ensemble culturel méditerranéen marqué par la culture gréco-latine. En étudiant le grec, les Maghrébines renouent donc d’une certaine façon avec leur propre passé. Voilà un exemple qui montre que l’on ne peut régler le problème du latin et du grec en prétendant qu’il s’agit là d’une culture élitiste et déconnectée de nos préoccupations actuelles. Mais il faut être clair, quand on me demande à quoi sert le grec, je réponds :  » A rien.  » Pas plus que les mathématiques contemporaines ou la physique quantique. Ça ne sert à rien, sauf à fabriquer le cerveau, à composer ce qui s’appelle la culture. Le contact avec la littérature grecque, notamment L’Iliade et L’Odyssée, mais aussi les poètes tragiques, tels Eschyle, Euripide ou Sophocle, ou encore Sappho, n’est pas de l’ordre de l’utilité, mais de l’émotion et de la beauté.

D’où viennent les mythes grecs ?

û Ce que nous appelons  » mythologie grecque « , c’est sans doute ce qui était raconté autrefois aux petits enfants. Elle nous est connue par les textes des grands poètes classiques : Hésiode, Homère, Pindare et quelques autres. Leur particularité est la suivante : ce sont des récits  » merveilleux « , où il se passe toujours des choses extraordinaires, qui posent un problème concret, mais qui ne prennent jamais la forme d’un exposé théorique. La mythologie se distingue donc des traités philosophiques ou des livres d’histoire, tels qu’Hérodote ou Thucydide les concevront plus tard. Ce sont des contes. A travers ces histoires, qui sont toujours plaisantes à entendre, où il y a toujours un commencement et une fin, le problème posé se dévoile à mesure que le texte se déroule. Ainsi, lorsqu’Hésiode raconte la formation du monde ou la naissance de la première femme, il ne pose pas la question  » Qu’est-ce que l’homme ?  » (que poseront en ces termes les philosophes), mais développe une histoire dont il faut se pénétrer pour saisir la progression dramatique. Derrière l’histoire émerge toujours une certaine façon de saisir le monde, de comprendre ce qu’est l’existence humaine, la place de l’homme dans le monde, le rapport de l’homme à la nature ou aux dieuxà

Mais quelle est la fonction de cette histoire ?

û L’approche du mythe est très différente de celle à laquelle notre civilisation nous a habitués : elle marque une prise de distance par rapport à ce qui, aujourd’hui, nous semble évident. Comment penser la mort, par exemple ? Pour nous, la mort est l’impensable, d’autant plus impensable que notre culture a forgé l’idée que chaque être est singulier et irremplaçable. Il y a un âge, vers 7 ou 8 ans, où les enfants se posent cette question. La mythologie sert à présenter ce problème et à lui apporter une réponse possible, mais sous la forme d’une belle histoire, beaucoup plus marquante qu’une théorie. La mythologie propose donc une stratégie à l’égard de la mort. Elle propose une façon de se voir soi-même dans le monde.

La mythologie délivre-t-elle une morale ?

û Pas au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’une morale de l’interdit, du péché, du remords ou de la culpabilité ; c’est une morale des valeurs. Et la principale valeur, pour les Grecs, est le bien. Il y a, d’un côté, ceux qui sont bien et, de l’autre, ceux qui ne sont pas bien. L’essentiel tient dans la façon d’être, d’agir, de parler, d’accueillir l’autre, de se comporter à l’égard de ses ennemis ou de ses amisà Tout cela définit ce que les Grecs appellent le  » beau-bien « , qui n’a pas la connotation morale qu’on lui prête aujourd’hui mais renvoie à l’idée que l’on ne saurait commettre de vilenies et de choses basses. Entrer dans la culture grecque permet de s’affranchir de l’embrouillamini des valeurs modernes où règnent la concurrence et la brutalité. C’est aussi affirmer que nous avons besoin, dans notre vie, de quelque chose qui ne soit pas de l’ordre de l’utilité immédiate mais de l’ordre de l’esthétique. De la beauté. Chez les Grecs, toute la culture tourne autour de la beauté. Ce qui prévaut n’est ni l’utilitarisme ni quelque vertu dictée de l’au-delà, mais le goût de la liberté et du débat intellectuel qui rendent la vie plus belle. C’est en cela, d’ailleurs, que la culture grecque se différencie de la culture égyptienne ou babylonienne. La mythologie affirme l’idée qu’il n’est pas de problème qui ne puisse être résolu par l’enquête intellectuelle et le débat culturel.

La reprenez-vous à votre compte ?

û Quand j’étais jeune, j’ai longtemps cru à l’idée de progrès, à cette idée que la science et la technique aboliraient un jour toutes les superstitionsà Si je m’étais mieux pénétré des mythes grecs, j’aurais compris plus tôt que cette idée que nous devons être  » comme maîtres et possesseurs de la nature « , pour reprendre la phrase de Descartes, est absurde. Comment pourrions-nous dominer la nature puisque nous en sommes un morceau ? Comment pourrions-nous dominer un tout dont nous sommes une partie ? Pour les Grecs, l’homme est inscrit dans un espace. Il y est enfermé. Et il ne peut le dépasser qu’en comprenant quelle est sa place dans le monde et non en croyant qu’il peut prendre toute la place du monde.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

û L’historien Paul Veyne a très bien posé la question [Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Points/Seuil]. La réponse réside dans le sens que vous donnez au verbe  » croire « . Le mot croyance définit des plans d’adhésion intellectuels très divers.  » Je crois que deux et deux font quatre « , répond Dom Juan, chez Molière. Je crois que la Terre est ronde, ce qui est déjà différent, et que c’est elle qui tourne autour du Soleil. Je crois en la démocratie, en la fraternité, et en tout un tas de choses que je n’ai pas vérifiéesà Mais ce n’est pas le même type de croyance que la foi, qui est adhésion à une vérité qui me dépasse et est imposée par le fait que l’on participe à une Eglise. Ces croyances sont différentes du credo religieux. Ce dernier est totalement absent de la religion grecque. Les mythes grecs ne constituent pas des vérités auxquelles il faut adhérer : on en prend et on en laisse, on y croit sans y croire, on y croit parce que tous les Grecs y croient et qu’on est grec. De plus, il y a plusieurs versions de chaque mythe. Les mythes sont avant tout des récits transmis par la littérature. Aujourd’hui, quand vous lisez un roman, vous savez bien que c’est une fiction, mais il y a des romans qui ne tiennent pas debout et ne sont pas crédibles, et il y a des romans que vous croyez comme si c’était vrai. L’adhésion aux mythes vient de ce que le déroulement de l’histoire paraît ouvrir une compréhension sur les personnages. Les Grecs apprenaient L’Iliade et L’Odyssée par c£ur. Mais y croyaient-ils ? Oui, puisqu’ils pensaient que ces héros avaient existé dans des temps très reculés. Mais, en même temps, ils savaient très bien que c’était de la littérature. Il faut donc différencier les types de croyances.

Récemment, des historiens ont prétendu avoir la preuve qu’Homère n’a jamais existé. Cette révélation change-t-elle quelque chose ?

û Franchement, on s’en fout complètement ! Le rôle des historiens et des archéologues est de savoir ce qu’il y avait réellement au xvie siècle ou au viiie siècle avant notre ère. Qu’Homère ait existé ou pas, qu’il ait écrit uniquement L’Iliade et pas L’Odyssée n’a guère d’importance, sauf pour les historiens et les spécialistes. Ce qui compte, ce sont les textes, formidables, et leur écho.

En quoi L’Iliade et L’Odyssée sont-elles pour nous des textes fondateurs ?

û Au vie siècle, les tyrans d’Athènes demandèrent aux spécialistes des poèmes d’Homère de coudre les différentes parties du poème pour lui donner une cohérence. Puis, pendant toute l’Antiquité, les textes les plus présents dans les bibliothèques furent L’Iliade et L’Odyssée. Au ive siècle, Platon dira (pour le regretter) que tout se trouve dans Homère : la morale, la politique, ce que sont les dieux, comment construire un bateau, se battre, se réconcilier, labourer, parlerà Homère est une sorte de savoir universel. Si ça, ce n’est pas le fondement de notre culture ! Même au Moyen Age et à l’époque classique, toutes les épopées ont été influencées par L’Iliade et L’Odyssée.

Vous avez écrit que L’Odyssée était plus intéressante que L’Iliade. En quoi ?

û L’Iliade raconte la vie d’une armée mais assez peu le fonctionnement de la cité. Or L’Odyssée nous présente de façon très précise la vie sociale à Ithaque, la patrie d’Ulysse. On y décrit le rôle de l’Assemblée, le pouvoir et les problèmes que rencontrent les roisà Mais les deux textes ne peuvent être envisagés indépendamment l’un de l’autre. Car L’Odyssée est, d’une certaine façon, une contre-Iliade. L’Iliade est fondée sur une notion centrale qui est l’héroïsme, réponse apportée au problème du sens de la vie et de la mort. Rappelez-vous qu’Achille doit choisir entre une vie bien tranquille jusqu’à un âge avancé, entouré de l’affection des siens, et une vie très brève. Dans le premier cas, il vivra, certes, longtemps, mais ne laissera rien après sa mort. Ce sera la disparition pure et simple, il sera effacé comme s’il n’avait jamais existé. Dans le second cas, il devra tout le temps mettre sa vie en jeu, mais s’il meurt, il survivra car il obtiendra la gloire auprès des hommes. Or qu’est-ce que la vie sans la gloire ? Achille choisit la seconde solution. En effet, aux yeux des Grecs, vous n’existez vraiment qu’à condition de connaître la gloire. Pour eux, il s’agit non pas de conserver la vie mais de la conquérir ; or le seul moyen de la conquérir, c’est la mort. La mort comme moyen de réaliser une non-mort en gloire, telle est l’invention grecque. Mais, dans L’Odyssée, lorsque Ulysse se rend aux Enfers et croise l’ombre d’Achille, mort au combat, ce dernier revient sur son choix et lui dit qu’il préférerait être le dernier des misérables sur terre mais être en vie, plutôt que le premier des morts. L’Odyssée est donc L’Iliade inversée. Les deux textes dialoguent de manière passionnante.

Et que nous dit l’histoire d’Ulysse ?

û Ulysse n’est pas à la recherche de la gloire. C’est l’histoire d’un homme qui veut rentrer chez lui et vieillir auprès de son épouse et de son fils. Ulysse, c’est l’anti-Achille. Son aventure consiste à savoir comment il peut accomplir son destin, qui est de retrouver sa patrie et de ne pas renoncer à lui-même.

F. B.

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