Jean-Louis Trintignant:  » J’aime faire rire, moi qui suis assez sinistre « 

Sur scène, sa voix et son sourire envoûtent le public venu écouter Jean-Louis Trintignant réciter les poèmes de Vian, Prévert et Desnos. Le spectacle, magnifique, court les routes de France et fait étape au Théâtre de l’Odéon, à Paris. Ensuite, dit-il,  » c’est fini « .

Le Vif/L’Express : Parlant de Shakespeare, vous êtes l’auteur d’une réplique culte dans un des deux films que vous avez réalisés, Une journée bien remplie :  » On ne peut pas faire d’Hamlet sans casser des £ufs.  » Derrière le jeu de mots, cette phrase dit qu’il ne faut pas hésiter à bousculer les choses, à toujours surprendreà

Jean-Louis Trintignant : Vous trouvez ? Moi, elle me faisait juste marrer. Il y a une autre phrase que j’aime bien et dont je voulais faire le titre de mon second film :  » Les poissons n’aiment pas le vendredi.  » Mais le distributeur n’en a pas voulu. J’ai de l’affection pour Une journée bien remplie, parce qu’il milite contre la peine de mort. C’est un peu prétentieux de le dire mais pourquoi ne pas l’être quand on veut être réalisateur ?

Etre comédien aussi, c’est prétentieux ?

Oui, je crois. On impose sa personnalité au public.

C’est aussi ce que vient chercher le public. En l’occurrence, il vient vous écouter vous, Jean-Louis Trintignant.

Mmmmoui. Ne vous méprenez pas : j’éprouve un plaisir immense à dire ces textes de Prévert, Desnos et Vian. Ils me conviennent parfaitement, moi qui suis anarchiste. C’est un peu utopique l’anarchie, vous ne trouvez pas ? Elle combat l’ordre établi et les gouvernements mais on peut se demander à quoi elle sert. Chez ces trois-là, il y a une façon légère d’écrire des choses graves qui me plaît beaucoup. Dans un de ses textes, Vian dit :  » Faites ci, faites ça et si vous n’y arrivez pas, vous pouvez toujours vous suicider.  » J’aime cette façon de voir les choses.

Il est vrai que dans ces poèmes la mort rôde. Est-ce un thème dont vous aviez envie de parler ?

Evidemment, c’est l’âge. Quand j’étais ado, je me suicidais souvent et sans doute ne voulais-je pas vraiment mourir. Mes parents étaient très gentils mais je n’avais pas envie de cette vie un peu triste et tranquille. J’ai commencé à vivre à mon adolescence quand je me suis retrouvé seul, à Paris. Ensuite, je me suis fait souvent prendre par les femmes. Je me suis marié trois fois et je n’ai quasiment jamais vécu tout seul.

Vous semblez le dire avec regret.

Un peu, oui. La solitude me va bien.

Une phrase de Boris Vian clôt votre spectacle :  » Pourquoi que je vis, parce que c’est joli.  » Faites-vous vôtre cette phrase ?

Oui, la vie vaut la peine. Il y a huit ans j’ai perdu ma fille. Ça a été terrible. Pendant six mois, je suis resté prostré. Un jour, je me suis dit :  » Soit tu bouges, soit tu arrêtes de vivre.  » J’ai recommencé à faire du théâtre et je dois dire que j’ai connu quand même des moments de bonheur. Sans doute le fait d’être comédien m’a-t-il aidé. En tant qu’artiste de seconde main, l’acteur connaît des exaltations magnifiques, autant que des angoisses extrêmes. Il y a des gens qui vivent sans être très heureux ni très malheureux. C’est un choix et peut-être aurais-je pu m’en contenter. Bien sûr, il est facile de le dire, moi qui ai aujourd’hui une vie confortable, mais j’aurais bien voulu vivre en ermite.

Pourquoi disiez-vous qu’un comédien est un artiste de seconde main ?

Parce que c’est vrai. Le comédien n’est pas un créateur : il travaille à partir du matériau des autres. Ces textes que je récite, jamais je n’aurais pu les écrire, même si, sur scène, je me sens très bien. En fait, c’est le dernier spectacle que je fais. Je deviens vieux.

Vous disiez déjà ça, il y a cinq ansà

Ah bon ? Alors mettons que je n’ai rien dit. Ni à l’époque, ni maintenant. J’adore le moment où je joue mais j’adore aussi rester au coin du feu à ne rien faire. La dernière du spectacle est le 7 janvier, après je vais essayer de m’arrêter.

Plus vous vieillissez, plus vous êtes populaire età

Il faut dire que, jeune, je n’étais pas très bon. J’étais juste joli et là au bon moment, au bon endroit. Je ne méritais pas ce qui m’est arrivé. J’ai commencé à être moins mauvais à partir d’Un homme et une femme. Dans Et Dieu… créa la femme, je ne comprenais rien à la comédie sinon que j’étais amoureux [de Brigitte Bardot]. J’ai alors pris des cours. Pendant longtemps. Tellement longtemps que pour rester à l’abri, je suis devenu prof. J’ai beaucoup travaillé. Mais j’étais si timide que je passais les auditions la tête baissée. Je bouillonnais à l’intérieur et je savais qu’un jour ça sortirait. Contrairement aux profs, qui me disaient que je n’y arriverais jamais. Moi, j’avais la foi.

Comment y êtes-vous arrivé ?

Je vais vous dire une chose que je ne devrais pas dire : grâce à l’alcool et à la drogue. Ça me désinhibait. Je suis souvent monté sur scène en ayant bu.

Et vous n’oubliiez pas votre texte ?

Je suis quelqu’un de carré. J’ai besoin de me libérer du texte, j’ai besoin de flou. La qualité essentielle du comédien, c’est l’imagination. Il faut savoir réinventer les situations. Il ne faut pas réciter ce qu’on a appris, il faut l’oublier. Ce qui est compliqué quand on boit, c’est qu’on connaît d’abord une grande exaltation, ce qui est bien, mais ensuite on est un peu lourd. J’avais des fins de pièces difficiles.

Au cinéma également, vous buviez ?

Non, parce que le réalisateur peut refaire les scènes. Mais dans Le Conformiste, que je considère être mon plus beau rôle, Bernardo Bertolucci, le metteur en scène, ne me disait rien et se contentait de me tendre un joint. Je comprenais alors que j’avais été trop rigide. Je tirais une taffe et tout allait mieux. L’apathie de mon personnage vient de là. J’ai aussi remarqué que lorsque j’ai bu je suis plus à l’écoute de mes partenaires, ce qui est, pour moi, une des qualités que doit posséder un acteur. Je me suis également souvent amusé à jouer avec des boules Quiès. L’attention aux autres est particulière : un temps de réaction un peu plus long, un léger flottementà J’ai joué ainsi certaines scènes de Ma nuit chez Maud, d’Eric Rohmer.

Avez-vous été aussi heureux sur scène que sur un plateau de cinéma ?

Je préfère de loin le théâtre. Le public est là et ce que je n’arrive pas à faire un soir, j’essaye de le faire le lendemain. Je me sens plus libre.

Quel plaisir prenez-vous alors au cinéma ?

Il y a beaucoup de vanité parce que c’est gratifiant. De la cupidité, aussi. Bon, j’exagère.

Vous avez pourtant accepté de tourner pour Michael Haneke alors que vous aviez abandonné le cinéma. Pour quelles raisons ?

J’avais vu Caché qui m’avait beaucoup plu. J’ai alors lancé une sorte d’appel à Haneke qui a dû lui venir à l’oreille, comme quoi, s’il avait un rôle, j’étais prêt à en discuter. Je me suis donc retrouvé à jouer le mari d’un vieux couple dont la femme est paralysée. Haneke est un très grand metteur en scène et il est très exigeant. J’ai eu du mal à me plier à ce qu’il demandait. Je l’ai fait mais ce fut difficile. Le cinéma, maintenant, c’est vraiment fini.

Ce film, Amour, prévu pour 2012, va être un événementà

Chaque film d’Haneke est un événement.

Il s’agit de vous, làà

Oui, peut-être. Mais je sais déjà que l’effervescence autour du film ne va pas me plaire. A une époque, j’en tournais quatre ou cinq par an. C’était trop, même si je travaillais toujours avec enthousiasme. J’ai arrêté parce que j’ai eu envie de faire autre chose. Notamment du théâtre. Je ne regrette pas. Ce spectacle-là me ravit. Tous ces mots sont magnifiques. Le public est attentif, je sens sa présence. Lorsque je jouais les poèmes d’Apollinaire, il ne l’était pas autant car les textes étaient plus difficiles. Ceux-là ressemblent à de la petite poésie. C’est une écriture joyeuse. Loin de Rimbaud et Baudelaire, bien sûr, mais plus proche des gens. A une époque, j’ai voulu monter un spectacle à partir des Chants de Maldoror, de Lautréamont. Mais qui allais-je intéresser ?

Et n’intéresser que peu de gens vous aurait embêté ?

Ah oui ! Le public qui vient, il ne faut pas le décevoir.

Vous auriez offert un texte difficile mais magnifique à des gens qui n’auraient peut-être jamais fait la démarche de le lire.

Je n’ai pas envie d’emmerder les gens. J’ai joué un spectacle autour d’Aragon et je sentais bien que les spectateurs n’étaient pas aussi attentifs ; à la fin, ils applaudissaient parce qu’ils étaient contents que ce soit fini. J’aime quand la salle est surprise. J’aime faire rire, moi qui suis assez sinistre. J’aime vraiment beaucoup être acteur. Je regrette que ce soit la fin.

Pourquoi dites-vous ça ?

Parce que j’ai 80 ans. C’est un âge où il faut arrêter.

Vous n’avez pas envie d’arrêterà

Je vais essayer, je ne dis pas que j’y arriverai. C’est très exaltant de sentir le public. C’est physique, charnel. Tous les soirs, j’essaie des trucs nouveaux. Personne ne s’en rend compte sauf moi. Ça me plaît. Il y a quelques années, je jouais Art, de Yasmina Reza, avec deux grands comédiens, Pierre Vaneck et Pierre Arditi. Un soir, ils m’ont dit que je n’avais rien compris au théâtre. Ils n’avaient sans doute pas tort. Moi, j’ai l’impression que si je me répète d’une représentation à l’autre, je fais mal mon boulot. Eux me rétorquaient que le public étant différent à chaque fois, il ne s’en apercevait pas. Il n’empêche que j’aime chercher. Le problème étant que, parfois, je rate totalement la pièce. Pourtant, je préfère rater que de me répéter.

En fait, vous êtes un acteur très terrien. Jamais dans la pose évanescente. Vous êtes là.

C’est mon éducation. J’aime que les choses soient posées. En même temps, je voudrais avoir une certaine légèreté mais je n’en suis pas capable. Jacques Bonnaffé, que j’apprécie beaucoup, a enregistré des textes de Prévert avec une grande légèreté. Il a un ton, un esprit. Moi, j’alourdis toujours un peu les choses. Pour ce spectacle, je voulais me faire plaisir. Et faire plaisir aux autres. J’ai un petit-cousin de 21 ans qui ne jure que par le divertissement. Il m’aime bien comme type mais comme comédien, pas trop. Il fait un métier difficile et il va au spectacle pour se distraire. Beaucoup de gens sont comme lui. Pour moi, le spectacle n’est pas qu’un divertissement. Je déteste l’idée de culture avec un grand C : une pièce, un livre ou un film ne changent pas le monde mais c’est quand même une petite pierre. Moi, je défends l’idée que ce qui est drôle peut être intelligent. La drôlerie n’est pas la futilité. Ce qu’il faut éviter, c’est la complaisance.

PROPOS RECUEILLIS PAR ERIC LIBIOT

 » C’est très exaltant de sentir le public. Tous les soirs, j’essaie des trucs nouveaux. Personne ne s’en rend compte sauf moi « 

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