» Je vais ouvrir en Slovaquie… « 

(1) Fédération belge des transporteurs.

Ce vendredi-là, il gèle à pierre fendre sur les hauteurs de Welkenraedt. A la sortie de la ville, de gigantesques hangars se dessinent à travers le brouillard. Voici le siège de Rogister Logistik. Avec 80 camions, plus de 100 chauffeurs et 32 000 mètres carrés d’entrepôts, l’entreprise est un acteur de poids dans le secteur du transport routier. L’endroit paraît pourtant désert. Du tarmac à perte de vue, mais à peine deux ou trois véhicules à quai.  » Tant mieux ! Les camions sont faits pour être sur les routes. Tant qu’ils restent ici, ils ne rapportent rien « , commente un ouvrier. Chez Rogister, comme ailleurs, la course à la rentabilité est effrénée. Et la concurrence, chaque jour plus acharnée.  » L’élargissement de l’Union européenne a été un tournant. Nous avons immédiatement ressenti ses effets « , témoigne Roland Serwas, administrateur délégué.

Depuis le 1er mai 2004, les camions immatriculés dans les dix nouveaux Etats membres peuvent opérer librement sur l’ensemble du territoire européen. Fameuse évolution ! Car le transport routier repose par définition sur un outil de travail mobile. Des camions français, slovaques ou espagnols peuvent donc se croiser sur le territoire belge : à leur bord, les chauffeurs sont payés en fonction de leurs conventions collectives nationales.  » De ce fait-là, des travailleurs d’Europe de l’Est peuvent venir dans nos pays aux conditions de leur pays d’origine. On est en plein dans la logique Bolkestein… « , constate Didier Smijers, permanent à la centrale Transcom de la CSC. Entre un chauffeur polonais et son collègue belge, le coût salarial peut varier du simple au triple, voire au quadruple.

Chauffeur chez Rogister depuis plus de vingt ans, Emile Smits se souvient des premiers mois de l’année 2004.  » D’un coup, les parkings se sont remplis de camions immatriculés à l’Est. Certains clients que nous servions depuis des années ont fait appel à des sociétés concurrentes.  » Selon la Febetra (1), 19 % des transporteurs belges ont ouvert une filiale dans un des 10 nouveaux pays membres de l’Union européenne. Et 15 % envisagent de le faire dans un avenir proche. Parmi ceux-ci : Gaston Paligot, le patron de Palifor, qui emploie 150 chauffeurs.  » Je viens de perdre un client de longue date, raconte-t-il. Un collègue lui a fait une offre inférieure de 10 % par rapport à ce que je proposais en 2005. Je n’ai pas le choix : je dois réduire les coûts de la main-d’£uvre. Je vais donc ouvrir une société en Slovaquie. De toute façon, je ne trouve pas assez de bons chauffeurs belges. Si je dois prendre des chauffeurs moyens, autant prendre des gens qui coûtent moins cher et qui font preuve de bonne volonté.  »

Fils d’immigrés polonais, et délégué syndical chez Rogister, Marian Wozniak refuse de jeter la pierre aux travailleurs étrangers.  » Quand je croise des chauffeurs polonais sur les aires d’autoroutes, je parle avec eux dans leur langue. Ils me racontent leurs conditions de travail. Ils restent parfois sur les routes pendant quatre ou cinq semaines d’affilée. C’est de l’esclavagisme moderne !  » Du côté des états-majors syndicaux, on ne se fait guère d’illusions. La tactique : pousser les travailleurs de l’Est à s’organiser collectivement, pour qu’ils obtiennent des augmentations salariales. En coulisses, on admet cependant qu’il faudra  » au moins vingt ans  » pour que les barèmes s’équilibrent…

 » En voulant libéraliser trop vite le secteur, l’Union européenne a clairement créé une concurrence déloyale « , affirme Roland Serwas, le patron de Rogister. La faute à l’Europe, donc ?  » Non, répond Matthieu Grosch, eurodéputé belge (germanophone). Le Parlement vient de voter une directive qui harmonise totalement le temps de conduite et de repos à l’intérieur des 25 pays membres. Pour encore mieux réguler la concurrence, il faudrait une harmonisation des salaires et de la fiscalité. Mais ça, ce sont les Etats qui n’en veulent pas.  »

F.B.

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