Je t’aime, moi non plus

Les rapports entre responsables politiques et journalistes n’ont jamais été simples. En ces temps agités, ils le sont moins encore qu’à l’ordinaire. Etat des lieux d’un couple infernal

Entre eux, ils se comportent comme des amants embarqués dans une relation compliquée. Incapables de se passer l’un de l’autre, ils accumulent les ran-c£urs, les blessures, s’épient du coin de l’£il, se jalousent, se font mal, mais restent ensemble. Comme dans un couple, leurs rapports sont cycliques : ils passent du ciel serein sans orage, de la routine du quotidien, aux bagarres fracassantes. De la tolérance au rouleau compresseur.

Ces temps-ci, l’heure est plutôt à l’orage. Surtout entre le parti socialiste et la presse. C’était inévitable : avec l’affaire de La Carolorégienne, les pratiques d’un certain PS, omnipotent et pétri d’un sentiment d’impunité, font les choux gras de la presse écrite et audiovisuelle. Les journalistes, dont certains entretenaient une proximité importante avec des petits barons locaux ou les élites du parti, se sentent désormais investis du devoir de dénoncer leurs écarts de conduite. Dans le milieu, on en sait long, depuis belle lurette, sur les agissements des frères Happart. On s’étonne depuis toujours du luxe du château occupé par le député permanent du Hainaut Jean-Pierre De Clercq et retapé à grands frais par les pouvoirs publics. On s’interroge régulièrement sur les pratiques de certaines communes et CPAS dans le domaine du logement social. On disserte sur l’absence de transparence des intercommunales et des ASBL. Ou sur les liens troublants entre certains responsables politiques et les milieux d’affaires. Mais, en temps habituel, faute d’énergie, de temps, de moyens ou de courage, la presse n’en fait pas trop de cas. Parfois, elle n’y pense même pas, victime elle-même de ce voisinage avec le pouvoir aux effets anesthésiants. Journalistes et responsables politiques mènent à peu près la même vie, parlent le même langage,  » fait de clins d’£il et d’allusions, où la litote, l’euphémisme, l’hyperbole et la prétérition tiennent une grande place « , pour emprunter à l’analyse faite, à la fin des années 1970, par l’écrivain et journaliste français Pierre Viansson-Ponté. Toujours d’actualité ! Les relations entre hommes politiques et journalistes sont complexes, d’une irréductible ambivalence et teintées d’opportunisme. Les premiers ont besoin des seconds pour faire passer un discours, une image. Les journalistes, eux, ont besoin d’un réseau, d’exclusivités, d’en savoir plus long qu’ils n’écrivent. Ils se prêtent donc au jeu d’une certaine intimité qui leur permettra d’engranger de l’info off the record. Sait-on que, pour pouvoir décrocher une interview d’une éminence ministérielle flamande, les journalistes du nord du pays doivent s’engager à lui laisser relire leur papier avant publication ? Cette  » coutume  » est évidemment contraire à la liberté de la presse ; elle n’a cependant jamais suscité la moindre révolte dans les rangs du  » quatrième pouvoir « …

Certes, les réveils brutaux comportent parfois des risques : rappelons-nous 1996, l’affaire Dutroux et la découverte de l’état de délabrement dans lequel se trouvaient la justice et la police. Découverte ? Allons donc ! Les journalistes spécialisés en ces matières connaissaient tous, depuis longtemps, l’ampleur intolérable de l’arriéré judiciaire, la montagne de travail des magistrats, leur inertie parfois et leur manque de moyens. Ils avaient tous recueilli, un jour ou l’autre, les confidences de tel ou tel enquêteur amer, dégoûté, usé par la dure réalité du terrain. Ils avaient tous, aussi, profité des tuyaux de limiers pas très regardants sur la déontologie. Intervient un fait divers épouvantable, bouleversant, et voilà que cet ordinaire devient révoltant.  » A cette époque, les médias ont alimenté une quasi-hystérie dans le pays, juge le sociologue Mark Elchardus (VUB), rendant impossible le fonctionnement des institutions et lynchant certains magistrats et responsables politiques.  »

Philippe Moureaux, le patron de la fédération bruxelloise du PS, n’est pas loin de penser que l’on risque, aujourd’hui, la même dérive.  » Qu’on ne se méprenne pas, prévient-il : je soutiens de toutes mes forces la presse d’investigation. Dénoncer l’affaire de La Carolo ? C’était nécessaire et légitime. Revenir trois fois sur le sujet en quelques jours, à la Une du même journal, sans qu’une nouvelle information justifie cette répétition, c’est autre chose. Cela s’appelle de l’acharnement. Et cela peut produire des effets désastreux. Surtout lorsque, parallèlement, l’analyse politique dans les médias diminue en qualité et que les journalistes sont priés d’écrire court, percutant et facile pour se plier au formatage imposé par le néolibéralisme.  » Jean-Claude Van Cauwenberghe, récemment mis en cause pour ses liens éthiquement contestables avec l’industriel Wagner ( lire Le Vif/L’Express des 16 et 23 décembre 2005), parle, lui, d’une  » morsure de la meute médiatique  » et annonce son intention d’intenter un procès au Vif/L’Express. C’est de bonne guerre : l’homme politique, mis en cause, se défend en attaquant. La virulence de la réaction de Van Cauwenberghe, son indignation, est proportionnelle à la gravité des faits dénoncés dans nos colonnes. Elle est aussi à la hauteur du choc provoqué par la fin brutale d’une certaine connivence qui l’unissait à des journalistes et responsables de médias audiovisuels. Parlons également de la concurrence entre les médias, qui rajoutent du piment à une sauce déjà passablement épicée : Daniel Ducarme  » tombe « -t-il dans la foulée des révélations faites par Vers l’Avenir concernant son amnésie fiscale ? Il est ressuscité par Pascal Vrebos, journaliste à RTL-TVI, qui consigne, dans un livre, les  » règlements de comptes  » de l’ancien président du MR. Révèle-t-on les agissements d’un Van Cau dans la presse magazine ? Y jette- t-on une lumière crue sur les m£urs politiques des frères H ? Ils obtiennent l’un et l’autre une pleine page dans Le Soir où ils s’expriment tout à loisir sur des sujets peu gênants et renaissent, tels des sphinx, de leurs cendres encore fumantes…

Paillettes et vie privée

Il est un autre problème, plus récent celui-là, dont les mandataires politiques sont à la fois responsables et victimes, et auquel la presse contribue largement : le brouillage des limites entre la vie publique et la vie privée. Rik Daems, ancien ministre VLD des Entreprises publiques, vient d’en faire les frais. La révélation de son idylle avec Sophie Pécriaux, une députée francophone socialiste de Manage, lui a coûté son poste de chef de groupe libéral flamand à la Chambre. Injuste ? L’ampleur de la réaction des médias flamands pose en tout cas question : cet  » événement  » méritait-il un tel déploiement d’énergie médiatique ? Cela dit, Daems ne doit s’en prendre qu’à lui-même : n’a-t-il pas, lui-même, aiguisé l’appétit des journalistes en confessant ses déboires matrimoniaux au magazine populaire Dag Allemaal ?  » Il a voulu  »parler vrai »en révélant les difficultés avec son épouse, son divorce, relève François Heynderyckx, président de la section communication, information et journalisme de l’ULB. Mais il n’a pas tout dit, il a caché sa liaison parallèle avec une députée PS qui, de surcroît, attend un enfant de lui. Bref, il a été pris en flagrant délit de mensonge. L’homme public qui se dévoile peut, effectivement, susciter la sympathie. Mais à condition qu’il dise toute la vérité.  »

C’est bien là le problème : lorsqu’un responsable public s’aventure sur le terrain glissant de la publicité sur sa vie privée, il n’y a plus de marche arrière possible. Autant le savoir, avant de choisir de s’exposer.

Bien entendu, dans ce cas précis, l’  » affaire  » n’avait pas que des implications strictement privées : Daems était le chef d’un groupe parlementaire flamand coutumier des attaques à l’encontre des socialistes francophones. Son histoire d’amour avec une députée PS lui aurait inévitablement valu d’être soupçonné de complaisance ou, au contraire, d’en faire trop pour prouver l’étanchéité entre ses vies publique et privée. Bref, elle l’aurait encore davantage affaibli, lui qui n’était déjà plus en odeur de sainteté au sein de son propre parti, en raison de ses multiples bourdes politiques passées.

La contagion guette

Mais rendons à César ce qui est à César : la presse – surtout flamande, mais la contagion guette, au Sud – se fait de plus en plus friande d’événements croustillants, qui n’ont rien à voir avec la politique. Les nouvelles lunettes de Guy Verhofstadt, les jambes de Freya Van den Bossche, les robes du soir de Marie Arena, tout cela n’a strictement rien à voir avec la politique.

Et ceux, journalistes et politiques, qui se prêtent au jeu, mettent en danger à la fois la presse et la politique.  » Le monde politique, comme les journalistes, déplorent la fin des idéologies. Mais, si la politique exhibe ses paillettes et que les journalistes en rendent compte, tout le monde contribue à la mort du débat « , souligne Vincent de Coorebyter, directeur du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp). La grande perdante, dans tout cela, c’est la démocratie…

Isabelle Philippon

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