» Je ne travaille pas mon capital sympathie « 

Prononcez le nom de Joeystarr et les esprits s’échauffent. Pour ou contre le trublion de NTM, le groupe de rap français tonitruant qu’il a formé avec Kool Shen. Depuis vingt ans, NTM a accumulé les polémiques et Joeystarr, les frasques judiciaires. Sa dernière embrouille – répondre à des provocations d’inconnus par une agression au hachoir – l’a mené pour six mois en prison. C’était il y a un an, près de la place de la Bastille, à Paris, à l’endroit même où on le retrouve à la tombée de la nuit. Chic en manteau Galliano, voix caverneuse, lunettes noires, il soupèse fier et entier son interlocuteur, comme un boxeur, pratiquant autant l’humour à la coule que le bras de fer verbal. Mais l’homme et l’artiste se dévoilent. Et les deux sont uniques. A la fin de la longue rencontre, interrompue par une seule pause cigarette, Joeystarr s’échappe au pas de course. Il est en retard, on l’attend chez lui, il a promis de faire la cuisine.

Le Vif/L’Express : On va voir NTM comme on va voir Johnny : pour le mythe. Avez-vous conscience de ce que le groupe a représenté dans la vie des gens ?

Joeystarr : Bien sûr. D’autant que, à 42 ans, j’ai davantage de recul sur cette aventure devenue énorme à notre insu. Le rap est arrivé par accident dans ma vie, vers 22-23 ans. Je n’attendais rien. Alors, que demande le peuple ? J’ajouterai :  » Pas d’opulence sans acte de souffrance.  » [Il cite un extrait du titre de NTM, C’est arrivé près de chez toi.] Je me souviens de la première fois où je suis monté sur scène. J’étais sous acide depuis soixante-douze heures et on avait pondu un morceau la veille. C’était l’école du challenge, de l’urgence, des défis à relever. Notre approche du monde de la musique s’est faite ainsi. Kool Shen et moi n’existions que pour en mettre plein la gueule à tous. Le message était direct :  » Regardez-nous, on arrive !  » Du coup, on nous a vite classés dans la catégorie punk-funk. NTM a même été programmé dans les festivals de rock, puisque nous avons été les premiers rappeurs à faire la route avec des rockeurs. Ils nous ont très mal reçus, d’ailleurs, parce que nous n’étions pas musiciens. Et que l’on protégeait nos baskets de la boue avec des sachets en plastique. Se produire en territoire hostile était un sacré moteur.

Et NTM a enflammé la France avec C’est clair, Qu’est-ce qu’on attend (pour foutre le feu), Tout n’est pas si facile, Popopop, La Fièvreà

L’écho a été immédiat. Nous étions dans une période de variété festive, ludique, propre. Dix ans auparavant, on entendait encore la voix de Trust ou de Daniel Balavoineà Et puis, rien. Plus aucune chanson contestataire. Quand on a balancé Le Monde de demain, on n’était pas si nombreux sur le créneau. Du coup, tout a pris de l’amplitude.

Lorsqu’on discute avec les rappeurs de votre génération, ils citent volontiers comme influence le patrimoine de la chanson française. Vous-même avez repris Gare au gorille, de Brassens, et Le Métèque, de Moustaki. Pourquoi ?

Quand on est jeune, les paroles s’incrustent malgré soi. Ces chansons à texte et les autres qui passaient dans les émissions de Maritie et Gilbert Carpentier ont influencé ma manière d’écrire. Laisse pas traîner ton fils, c’est une référence au Pénitencier [de Johnny Hallyday]. Et puis, j’ai été victime des goûts musicaux de mon père. Une vraie épuisette. Il écoutait tout sans complexe, la soul comme Eddy Mitchell ou Daniel Guichard, et jouait les DJ à l’occasion, pour les mariages, les baptêmes ou les fêtes de famille.

Les chansons de NTM étaient quand même plus virulentes que celles de Ferrat ou de Le Forestier !

Quand tu as un constat à faire, tu n’arrives pas en pantoufles. Tu tapes du poing pour être entendu. Il fallait que les gens tournent la tête. Sans que l’on soit moralisateur. Sans se prendre pour rien d’autre que des petits culs-terreux des quartiers. Et surtout pas pour des grands frères – un mot que je déteste. On ne se disait pas les représentants de toute la banlieue, on donnait juste notre point de vue. On était dans la dénonciation plus que dans la provocation. Le fameux  » Nique la police  » qui nous a amené au tribunal [NTM avait insulté la police à un concert à La Seyne-sur-Mer, en 1995] signifiait juste  » nique l’injustice « . Aujourd’hui, quand j’écoute Skyrock, comment ils parlent mal, les jeunes !

NTM a été perçu d’emblée comme le haut-parleur de la banlieue des années 1990. Que s’est-il passé à l’époque ?

Le Monde de demain est sorti dix jours après les émeutes de Vaulx-en-Velin (Rhône). On nous a donc pris pour des agitateurs. NTM a toujours fait peur à pas mal de gens. Mais qu’est-ce qui faisait peur ? L’avenir ? Ce que l’on scandait dans Le Monde de demain, nous le savions déjà et les politiques également : dans les cités, des feux s’allument régulièrement tous les dix ou quinze ans. On a écrit ce texte, ça a pété, ça pète encore. Cela dit, on ne s’est jamais considéré comme de grands orateurs. Notre fonds de commerce, ce sont les news du ghetto. Le rap, c’est le média des quartiers. Il n’y a rien de plus simple que de raconter l’actualité. Et de le dire fort. Quand il nous est arrivé de faire des émissions de télé face à des syndicats de police, et d’en moucher quelques-uns, cela a rassuré les gens. Un peu comme Coluche en son temps.

Vous parliez de  » Nique la police « . Les nouvelles générations de policiers aiment aussi le rap. Certains ont même dû grandir en écoutant NTM.

Il y en a plein. Maintenant, ils nous prennent moins pour des gamins prépubères. Ils mettent les formes et disent  » Monsieur Joeystarr « . Tac tac.

On vous demande des autographes, dans les commissariats ?

C’est arrivé. Je n’en ai jamais eu après un individu mais après un système. Après, y’a des connards partout. J’en suis la preuve vivante. Et puis, moi aussi, j’aurais pu être flic. Mon père m’a fait passer tous les concours de fonctionnaires, y compris celui de la police.

Quels sont les malentendus sur NTM ?

Les gens se sont trompés sur la nature de notre message. Sur notre comportement. Pas la peine d’être un gangster pour écrire ce que je ressentais ou pour me situer dans l’existence. La vie que j’ai eue – ou que j’ai – me suffit amplement.

On vous provoque souvent et vous vous laissez emporter. L’année dernière, vous avez agressé des gens avec un hachoir, ce qui vous a valu six mois de prison ferme.

Je fonctionne à l’humeur. Certains jours, je n’ai envie de parler à personne. Je descends dans la rue, j’ai l’impression d’évoluer dans la pub pour la lessive  » (Rue) Gamma « . J’habite près de la Bastille, mais je refuse d’aller me planquer dans une banlieue friquée. J’ai toujours été trop fainéant pour me forcer. Je ne peux pas composer.

Cela veut dire que vous pouvez recommencer ?

Mais je t’emmerde ! Je ne suis pas un animal. Je m’en veux d’avoir fait certaines choses et d’avoir cédé à des pulsions. Si ce n’était pas le cas, je serais une bête. J’ai des enfants, j’ai mon métier. Il y a les gens avec qui je travaille, qui sont aussi mes amis. L’an passé, j’ai mis tout le monde dans la merde. Voir ma mère dans le parloir, ça me casse les couilles. Mon frère était tellement effondré, on aurait cru que c’était lui qui était enfermé.

Vous avez accordé récemment une série d’interviews à la presse féminine, Marie-Claire, Elle, Envyà Comment jugez-vous, avec la distance, les violences conjugales que vous avez commises ?

Je vis des relations passionnelles. On se bat, et comme je ne suis pas une petite bêteà J’ai le chic pour trouver des filles aussi écorchées que moi. Ces histoires me blessent, me désorientent, me perturbent. La dernière personne à qui c’est arrivé, c’est la mère de mes enfants. Je n’en tire que du mal. J’ai deux mômes en bas âge, je les vois à l’occasion, et j’en souffre. Je ne me pose pas en victime. Mais il faut être deux, comme pour le tango.

Répliquez-vous des situations que vous avez vécues dans votre enfance ? Votre biographie, Mauvaise Réputation, écrite en collaboration avec Philippe Man£uvre, révélait votre passé d’enfant battu.

Je ne travaille pas mon capital sympathie. J’en ai rien à foutre. Je n’ai pas envie de faire miauler dans les chaumières. Je suis bien trop fier pour me mettre dans une posture victimaire. A chaque fois que je racontais des épisodes de ma vie à Seb [Farran, son manager], il en soulignait les côtés épiques. Alors, pour ce livre, j’y suis allé à fond. Ce devait être un témoignage honnête et sincère, sans règlements de comptes. Je me suis retrouvé à chialer, à confier des choses que je n’avais dites à personne.

Notamment cette éducation à la dure d’un père  » intransigeant, manuel, impatient  » qui vous a élevé seul ?

Cette éducation m’a appris au moins à aller au bout des choses. Je ne sais même plus si j’en veux à mon père ou pas. Lui-même a été élevé ainsi. A 4 ans, l’âge du plus grand de mes fils, j’avais déjà été roué de coups. Je n’ai jamais su ce qu’était la tendresse. Alors, quand mes petits se font des bobos et courent vers moi en ouvrant les brasà

Et votre mère ?

Je ne l’ai pas vue pendant presque vingt ans. J’ai grandi comme un enfant unique. Mais j’ai trois frères et je l’ignorais. Ma mère est fière de m’avoir retrouvé. Si je l’écoutais, elle monterait sur scène avec moi ! Elle me dit :  » Toi, si je t’avais rencontré quand j’étais jeune, je ne sais pas jusqu’où je serais allée.  » Ma mère, c’est l’incarnation du matriarcat. Chez les femmes avec qui je me mets en ménage, je recherche peut-être ce que je n’ai pas eu. Mon père a obtenu ma garde d’une manière pas très élégante. Il a fait avec ses outils. Je comprends. Il n’était même pas bourré quand il me tapait dessus. Il voulait faire de moi quelqu’un de bien, d’intégré. Mais, pour lui, ces mots restaient très approximatifs.

Dans ce livre, vous racontez votre passion, petit, pour les superhéros des Marvel Comics. D’une certaine façon, vous êtes devenu vous-même un personnage double.

Ma fiancée me dit qu’il y a deux personnes en moi, dont une qu’elle n’aime pas. La grande force d’un gamin qui passe par ce que j’ai vécu, c’est de se sauver par l’imaginaire. J’habitais au rez-de-chaussée, je n’avais pas le droit d’aller jouer dehors, alors je sortais et je rentrais par la fenêtre. Eh oui, je me prenais pour un superhéros ! Pourà non, je n’ai pas envie de le dire. Tu me fais chier.

Beaucoup ignorent qu’à 17 ans vous avez enseigné le hip-hop dans une grande école de danse contemporaine, à Milanà

Vous imaginez un peu l’histoire ! Je n’étais jamais sorti de France sans mon père. Au début des années 1980, je quitte l’univers étriqué de ma cité de Seine-Saint-Denis. A l’époque, nous ne subissions pas le racisme de la couleur de peau que connaissent les jeunes d’aujourd’hui, mais le racisme social. On était jugé sur sa façon de parler, son attitude, son look. Soudain, j’ai découvert non seulement que le monde était vaste, mais aussi qu’on pouvait me regarder comme une personne. En Italie, j’étais mis sur un piédestal. A 17 ans, je donnais des cours, je me produisais dans des émissions de télévision, je signais des autographesà Dès mon retour en France, je suis retombé dans un bon anonymat bien gras. J’ai fait l’armée et il y a eu NTM.

Dans Le Bal des actrices, de Maïwenn (Le Besco), on a découvert un acteur. Et aussi un autre Joeystarr : Didier Morville [son vrai nom], un gars tranquille s’occupant de son fils.

Maïwenn m’avait vu avec mon gosse. J’ai ce côté Didier, casanier, qui fait les courses et la cuisine. Elle m’a demandé de le jouer dans son film. Cela m’a amené aux Césars. Quand j’y suis allé, je sortais juste du placard. Le film de Maïwenn m’a ouvert des horizons.

Mais le cinéma a finalement toujours gardé un £il sur vous ?

Oui. Je devais être en classe de quatrième quand Dominique Besnehard m’a branché dans la rue pour passer le casting de Hors-la-loi, le film de Robin Davis [il n’a pas été pris]. Plus tard, j’ai joué un petit rôle dans Taggers, de Cyril Collard. Comédien, c’est un vrai métier. J’ai une estime indéboulonnable pour Gabin, Belmondo, Marielle, Jean Yanne, Lino Ventura, Bourvilà Le bagout de ces grands acteurs français qu’on voyait à la télé m’a poussé à écrire.

Votre deuxième album solo, Egomaniaque (encore inédit) a été entièrement écrit à la prison de Fleury-Mérogis. Comment s’est déroulée cette  » expérience  » ?

Ecrire en prison suspend le temps. J’ai beaucoup travaillé. Une de mes chansons, Jour de sortie, parle du jour d’après ma libération. On te voit est inspiré de ce prof de philo qui a fini au tribunal pour avoir crié :  » Sarkozy, je te vois !  » C’est un constat de la situation actuelle : le remaniement de la justice, le bouclier fiscal, les traders et cette colère contre le système qui menace l’individu. Je ne crois pas que ma lecture du système ait changé. Sauf qu’avant il fallait claquer dans la gueule. Aujourd’hui, seul le cynisme est payant. Dans un autre titre, Affamé, je raconte que je quitte la piste et m’élève au rang de Dieu :  » Mangez ma chair, je suis un guide suprême.  » Ce genre de textes, faut être enfermé pour les sortir. ça écarte les murs. Quel exutoire !

Antonin Artaud est-il toujours important pour vous ?

Toujours. C’est l’artiste par excellence. Universel. Précurseur. Le premier livre que j’ai lu de lui était Van Gogh, le suicidé de la société. Maria Casarès expliquait qu’elle était avec lui quand il a visité l’exposition Van Gogh : dix minutes montre en main. Après, il s’est enfermé et a écrit ce livre en deux semaines. Pour comprendre l’animal, il suffit de voir le manuscrit de Pour en finir avec le jugement de Dieu : il est couvert de coups de marteau. Dix ans d’hôpital psychiatrique, soigné aux électrochocs, quand même. Ce n’était pas seulement un écorché, il y a une réelle puissance en lui.

Les écorchés paient toujours.

Oui, je suis au courant.

Vous en êtes un ?

Je ne sais pas. C’est normal de donner de sa personne. Sinon, on ne va pas au bout de soi-même.

Vous avez attiré beaucoup d’écorchés dans votre entourage : Françoise Sagan, Guillaume Depardieu, Béatrice Dalle, avec qui vous avez vécu une grande histoire d’amour ?

Des écorchés précieuxà Béatrice, c’est un camion. On a fait les 400 coups, on s’est bien amusé, on est allé loin. Mais quand tu essaies de palper l’infini du bout des doigts, il te revient dans la gueule. Enfin, on ne vit qu’une foisà

Quelle est la signification de ce pseudonyme, Joeystarr ?

A l’époque de l’esclavage, on appelait  » Joey  » le nègre qui avait le droit de rentrer dans la maison du maître, contrairement au nègre des champs.

Et starr ?

J’ai cohabité avec le graffeur JonOne. Il s’amusait avec ce nom de Joey et rajoutait des superlatifs : Joeytissime, Joeyisme, Joeyssimo. Il a trouvé Joeystar. ça m’a plu. J’ai rajouté un deuxième r.

Pourquoi ?

Pour ringard récidiviste. Regarde le Renoi.

Ouà Rrrrrrrrr.

Propos recueillis par gilles médioni – photos : richard aujard pour le vif/l’express

 » en prison, écrire suspend le temps. Ce genre de textes, il faut être enfermé pour Les sortiR « 

 » Quand tu as un constat à faire, tu n’arrives pas en pantoufles. Tu tapes du poing pour être entendu « 

 » à 4 ans, j’avais déjà été roué de coups. Je n’ai jamais su ce qu’était la tendresse « 

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