Jane Avril et Toulouse-Lautrec La rencontre de deux solitudes

Paris, fin de siècle. L’âge d’or de Montmartre. Etoile du Moulin-Rouge, Jane Avril voit sa célébrité assurée par une série d’affiches. Celles de Toulouse-Lautrec. Au-delà du partenariat  » créatif « , leur liaison est passionnante. En toile de fond, un quartier où le  » Tout-Paris  » s’encanaille.

Née Jeanne Louise Beaudon, Jane Avril (1868-1943) est le fruit des amours d’une demi-mondaine et d’un aristocrate italien. Son enfance n’est pas rose. Abandonnée par son père et maltraitée par une mère s’enfonçant dans l’alcoolisme, la jeune fille fuit à 13 ans un gîte mal aimant pour entrer dans une institution. Laquelle l’interne, l’année suivante, à l’hôpital de la Salpêtrière (Paris) afin de la libérer des troubles nerveux – crises d’épilepsie et d’hystérie – dont elle est victime.

Chaque année, un bal pour les patientes y est organisé. Jeanne, électrisée par la musique, esquisse ses premiers pas de danse avec une frénésie du rythme innée. Véritable révélation, elle tient là sa guérison… et sa vocation ! D’ailleurs, de nombreuses recherches sur le sujet ont été menées, réexaminant sans cesse les liens si particuliers qui auraient pu exister entre ses mouvements excentriques et les théories médicales propres à l’hystérie féminine. Toujours est-il que sa fragilité nerveuse lui coûte les sobriquets sans pitié de  » Jane la Folle  » et de  » La Mélinite  » (du nom d’un explosif).

Profession : meneuse de revue

Agée de 20 ans, la jeune femme intègre en tant que danseuse professionnelle la troupe du Moulin-Rouge, tout récemment inauguré. Elle adopte alors le nom de scène so British – certainement soufflé par un ami ou amant anglais – sous lequel nous la connaissons.

Adulée par les hommes, Jane Avril réussit rapidement à attirer tous les regards et à se faire un nom dans le microcosme du divertissement et des plaisirs propres au quartier. Ses performances inoubliables – mélange de sensualité et de subtils déhanchés – ont hanté l’imagination et la production de nombreux plasticiens et écrivains. Malgré toutes ces  » qualités « , elle doit une bonne part de son succès à l’intervention d’un artiste un peu particulier : Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901). Issu d’une des plus anciennes familles nobles de France, mais aussi d’un mariage consanguin entre cousins, Toulouse-Lautrec présentait un physique difforme qui le rendait plus à l’aise dans le petit monde des cabarets que dans celui de l’aristocratie.

Après s’être rapproché de plus d’une meneuse de revue, Lautrec se prit d’affection pour Jane Avril. Pour elle, il délaissa toutes les reines du quadrille. Pour quelle raison l’avait-il choisie ? Parce qu’elle était différente. Sous son allure fragile et éthérée, elle était la distinction incarnée. Son élégance et son caractère mystérieux en font un personnage à part dans ce milieu interlope. Sensible et cultivée, elle fréquentait les milieux intellectuels. Vraiment rien ne l’apparentait aux danseuses de french cancan soulevant avec impudence talons et froufrous. Jane ne jouait pas la carte de la sensualité débridée, à l’image de  » Nini Pattes en l’Air  » ou de  » La Goulue  » (en référence à son appétit insatiable pour la  » chose « ).

Jane Avril, en tête d’affiche

Indéfectiblement fasciné par son inquiétante et insaisissable beauté, Lautrec fera de Jane Avril son égérie. La meneuse de revue est le sujet de nombreuses affiches du maître français. Celles-ci constituent, aujourd’hui encore, de véritables repères dans l’histoire de l’art et de la publicité.

L’une de ses premières affiches renvoyait à la prestation de Jane au Jardin de Paris. On observe la danseuse de cancan, la jambe haute et provocatrice, encadrée par la main d’un musicien saisissant le manche de sa contrebasse. Sans détour, la composition témoigne de l’admiration de Lautrec pour les estampes japonaises dans sa recherche de stylisation, dans son langage elliptique et frappant. Le succès de cette publicité est instantané. Non moins présente dans la mémoire collective, l’£uvre intitulée Le Divan japonais (du nom d’un café-concert). Moins aguichante, Jane Avril au premier plan se fait ici figurante. Sur scène, la chanteuse jouant de ses gants noirs est Yvette Guilbert. Même assise dans le public, Jane reste la vedette. N’est-ce pas vers elle que se penche, intéressé, Edouard Dujardin ? En 1896, elle se rend à Londres dans le cadre d’une prestation de la troupe de Mademoiselle Eglantine. A sa demande, Toulouse-Lautrec conçoit pour cette performance une affiche qui dépeint Jane Avril bouclant l’enfilade formée par les quatre danseuses de cancan.

En marge des travaux publicitaires dans lesquels Jane Avril se fait exubérante, flamboyante et séduisante, Toulouse-Lautrec réalisa de nombreux portraits privés contrastant terriblement avec les premiers. Loin des plumes et des paillettes, ces £uvres bouleversantes reflètent mieux encore les relations étroites qu’entretenaient Lautrec et Avril ; deux êtres au destin mélancolique, terriblement meurtris par la vie, qui partagent la même solitude et un profond désarroi. Lui l’adorait, autant qu’elle appréciait l’homme et le peintre qu’il était. Lautrec lui offrit d’ailleurs quantité d’£uvres… qu’elle finissait toujours par donner à ses amants de passage ! Un détail sordide qui n’occulte en rien l’essentiel.

A l’entrée du Moulin-Rouge, Lautrec capture Jane à la frontière de ses vies privée et publique. Sur un visage étonnamment blanc et anguleux, une moue presque résignée. A l’arrière-plan, le chapeau et le manteau font allusion à ses admirateurs masculins déjà en place. En quittant le Moulin Rouge, Jane Avril est représentée telle une silhouette fuyante, effacée, anonyme. Elle marche seule, comme accablée par son lourd passé de fille mal aimée. Dans ce tableau, elle a 24 ans, mais sa pâleur cadavérique, son visage anguleux et ses lèvres pincées sont ceux d’une femme beaucoup plus âgée.

Jusqu’au décès de Toulouse-Lautrec, Jane Avril est restée l’une de ses plus fidèles amies. La disparition de l’artiste en 1901 marque la fin de l’âge d’or de Montmartre. Jane Avril poursuit encore quelque temps ses activités en tant que comédienne avant de se marier et de s’installer dans l’obscurité bourgeoise. L’éclair d’un instant, elle retrouvera, pour une dernière danse, les feux de la rampe parisienne. Elle est alors âgée de 67 ans ! Huit ans plus tard, Jane Avril décédera dans le dénuement le plus total.

L’exposition présentée actuellement à Londres réunit une soixantaine de pièces autour de la danseuse de revue et du peintre. Elle tente de mettre en lumière la complexité de leur relation : une amitié entre un artiste reconnu pour l’éternité et une ambassadrice de french cancan qui serait depuis longtemps oubliée si elle n’avait ponctué la production de Lautrec.

Toulouse Lautrec et Jane Avril. Au-delà du Moulin-Rouge, The Courtauld Gallery, Somerset House, Strand, Londres. Jusqu’au 18 septembre.

www.courtauld.ac.uk

Gwennaëlle Gribaumont

Vraiment rien n’apparentait Jane Avril aux danseuses de french cancan

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