» J’aime les artistes qui font des bras d’honneur « 

Le voilà qui arrive sur scène. Plus exactement sur le plancher de la salle de séjour de sa maison d’Aix-en-Provence transformée en lieu de répétition. Il est pieds nus. Comme souvent. Il tourne comme un lion en cage. Cherche le bon moment pour commencer. Se lance tout à coup. Ce jour de juin, Philippe Caubère décidait de jouer pour la première fois dans l’intégralité son nouveau spectacle, Urgent crier !, d’après des textes d’André Benedetto, qu’il présente dans le off d’Avignon, au théâtre des Carmes, du 8 au 30 juillet. Caubère et le théâtre, c’est une histoire d’amour et de passion, d’engueulades, de rires, de folies. Caubère et le Festival d’Avignon, aussi. Mais l’animal, enfant du Soleil et ogre du Roman d’un acteur, préfère la liberté aux routes bien tracées. Il parle, il assume. Une langue franche qui ne tient pas dans une poche.

Le Vif/L’Express : Au début de votre spectacle, Urgent crier !, vous présentez un extrait d’une conférence de presse de Jean Vilar, alors patron du Festival d’Avignon, en 1968, qui déclare :  » Le théâtre est un service public comme le gaz et l’électricité.  » Etes-vous d’accord ?

Philippe Caubère : Cette phrase, qui symbolise véritablement Jean Vilar, est un v£u magnifique. Est-il réalisé aujourd’hui ? Dans l’organisation sociale, oui. Il y a des théâtres partout en France. Mais est-ce que les spectacles qui y sont joués sont aussi nécessaires que le gaz ou l’électricité ? J’en suis moins sûr. Le théâtre est devenu un tel fromage qu’on ne sait plus si certains y travaillent par amour du genre ou parce qu’ils n’y vivent pas mal. Je dois à l’honnêteté de dire que je ne vais plus beaucoup au théâtre. Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai démissionné. J’ai une telle relation passionnelle avec lui que je me remets moins facilement d’un mauvais spectacle que d’un mauvais film ou que d’un mauvais livre. Je peux sortir d’une salle plein de haine. Les gens de théâtre vitupèrent beaucoup. Mais toujours par-derrière. Jamais en face. Je ne connais qu’Ariane [Mnouchkine] pour dire son fait à quelqu’un. Je me souviens d’elle poursuivant Patrice Chéreau en lui lançant que son spectacle était nul, alors que je le trouvais magnifique.

Pourquoi vous, montez-vous sur scène ?

Dans toute ma carrière, n’ayons pas peur des mots, j’ai pratiquement toujours joué pour le plaisir, l’envie et la nécessité. Jamais pour bouffer. Je ne me suis jamaisà

à compromis ?

Non, ce n’est pas le mot car ce n’est pas une question morale. Après tout, j’ai pu me compromettre dans mes spectacles. Mais si je ne me suis jamais forcé à baiser, je ne me suis non plus jamais forcé à jouer.

Pourquoi ce spectacle sur André Benedetto, acteur, dramaturge, initiateur du Festival off d’Avignon ? Pour réhabiliter 68 ? Pour affirmer le théâtre dans son implication politique et sociale ?

Pas du tout. L’envie vient d’abord d’un texte de Benedetto sur Vilar où il raconte que le Festival d’Avignon a été créé par un acteur méditerranéen. On ne le sait plus et il me paraît important de le rappeler. Comme il me paraît urgent de rappeler que le théâtre, c’est d’abord un acteur, ou une actrice, sans texte et qui, debout sur scène, doit s’en sortir. Avignon, c’est Vilar et Benedetto ensemble. Les deux faces d’une même médaille. Pas le in d’un côté et le off de l’autre. Ça, c’est un truc ringard des années 1970. J’aime aussi les artistes maudits, dandys, dédaigneux. Comme Benedetto. Ceux qui ne se laissent pas apprivoiser. Qui font des bras d’honneur. Les irréductibles.

Vous l’êtes aussi ?

Je l’espère. Je ne suis pourtant pas un saint. J’ai écrit des lettres de courtisan pour obtenir des subventions et des lettres d’injures qui m’ont valu des problèmes. Mais j’ai une chance : à chaque fois que je fais le mondain, ça ne marche pas.

Quand vous jouez dans La Femme du boulanger pour la télévision, vous faites le mondain, non ?

C’est une des premières fois qu’un projet vraiment commercial s’est bien passé. J’étais très content de jouer et le résultat a fonctionné. J’étais réticent au départ et je l’ai fait par amitié pour Michel [Galabru, qui joue le boulanger]. Je n’en ai pas du tout honte.

Vous étiez quand même moins à l’aise que d’habitudeà

Oui, c’est vrai. Bon. Je disais tout à l’heure que je ne m’étais jamais prostitué au théâtre : pour La Femme du boulanger peut-être que si, en fait. Et avec grande joie. Avec des acteurs que j’aime. Et pour Alain Sachs, le metteur en scène, dont j’aime le travail. Mais aussi pour l’argent.

Comment voyez-vous cette hybridation du théâtre qui, au texte, ajoute de la vidéo, du cirque, des marionnettesà ?

C’est une métaphore de la mondialisation : il y a un bon côté, l’ouverture aux autres, et un mauvais, l’éloignement du théâtre comme illusion de la représentation du réel. En jouant Benedetto sur scène, j’espère arriver à ce que le public le voie. C’est tout l’art de l’interprétation. J’ai vu récemment Des hommes et des dieux et, parmi les acteurs du film, il y en a un qui fait tache, si j’ose dire, c’est Michael Lonsdale. Il n’est pas comme les autres. Il est dans un autre monde. C’est cela un grand acteur. On est devant un mystère et il n’est pas besoin d’être exégète pour le sentir. Je joue depuis deux ans avec Michel Galabru [dans Jules et Marcel] : c’est pareil. Je ne sais pas s’il est là, s’il joue, s’il fait le con, s’il est sérieux. L’art de l’acteur, c’est de parvenir à être à l’aise dans un mensonge d’une vérité absolue. Et cette alchimie ne peut se réaliser qu’avec le public. C’est pour ça que je suis très admiratif des acteurs du cinéma qui y parviennent à l’intérieur d’un cadre morcelé.

Quels rapports entretenez-vous avec le Festival d’Avignon ?

Des rapports très compliqués. J’y ai joué pour la première fois en 1971. L’histoire de la Commune de Paris montée avec des militants de la Ligue communiste révolutionnaire. Un spectacle grâce auquel je suis entré au Théâtre du Soleil avec mes potes Jean-Claude [Bourbault] et Maxime [Lombard]. Gros succès. Avec le public et avec les filles. Malheureusement, je n’ai pas eu la chance d’aller à Avignon avec Ariane parce qu’à l’époque Paul Puaux [patron du Festival de 1971 à 1979 et membre du Parti communiste] avait décrété que L’Age d’or était tiers-mondiste. Lors d’une représentation à la Cartoucherie de Vincennes, en 1975, le bureau du PC s’était levé sans applaudir parce que la pièce montrait un ouvrier français raciste. L’influence du PC étant importante à Avignon, nous n’y avons pas été invités. Après, j’y suis retourné en 1979 pour Lorenzaccio dans la cour d’honneur. Un bide monstrueux. Et un grand souvenir de rigolade. Le spectacle était d’autant plus attendu qu’il était joué pour la première fois depuis Gérard Philipe, en 1952. La veille de la première, j’étais entouré de nanas, le lendemain, il n’y avait plus personne. C’était tellement catastrophique que c’en était marrant. Mais je préfère un bide comme celui-là à un gentil succès d’estime. Je ne suis pas ennemi des injures. Le point positif, c’est que ce spectacle a mis un terme à mon envie d’être Gérard Philipe, envie que je trimbalais depuis mon adolescence. Cela dit, j’ai vu des extraits sur Internet, je suis moins mauvais que ce qu’on disait à l’époque.

Vous êtes artiste associé au théâtre des Carmes d’André Benedetto, à Avignon, et dans votre lettre d’intention vous écrivez vouloir présenter des spectacles plus légers,  » cette vertu si rare « . Pourquoi  » si rare  » ?

Je trouve le théâtre contemporain très lourd. C’est le plus gros reproche que je lui ferai. Or, on peut être léger et grave. En plus, il n’est pas amusant. Voyez ces hordes de clowns qui ne sont pas drôles ou ces meutes d’acteurs post-Chéreau qui ne sont pas tragiquesà Voilà pourquoi j’aime Bouquet, Lonsdale ou Galabru. Etre léger, c’est le comble de l’art. Le théâtre contemporain est coincé dans l’abstraction comme a pu l’être la peinture. J’aimerais que le théâtre figuratif ait de nouveau droit de cité. Beckett a fait son temps.

Ce sont des mouvements de balancier. Après un cinéma d’auteur très fermé dans les années 1990, on est revenu à un cinéma plus ouvert. Peut-être le théâtre va-t-il suivre le même mouvement.

Oui, mais un film de Philippe Garrel, chantre du cinéma moderne, c’est beaucoup plus concret qu’une pièce deà biiiiip.

Pourquoi ne donnez-vous pas son nom ?

Qu’une pièce de Koltès. Je le cite car c’est l’auteur emblématique de ma génération. Je n’y comprends rien.

Quelque chose qui n’a rien à voir. Quoiqueà Quand vous publiez ce texte dans Libération intitulé  » Moi, Philippe Caubère, acteur, féministe, marié et « client de prostituées » « , qu’est-ce qui vous motive ?

Il était urgent de le dire. Et si j’ai mauvaise réputation, tant mieux. Cette tribune, dénonçant la volonté politique de rendre hors-la-loi les clients des prostituées, vient de ce qu’il y avait un consensus droite-gauche sur le sujet et, donc, pas de débat. Que le sexe fasse de moins en moins débat m’inquiète beaucoup. Cela veut dire qu’il est en de mauvaises mains. C’est pourtant un des sujets les plus importants entre les hommes et les femmes. J’ai donc d’abord eu envie d’écrire cela. Aussi de pointer le retour de l’ordre moral. Et pas chez les élites forcément. Mais dans le peuple. C’est lui qui tourne mal. Je vois dans cette pénalisation des clients de prostituées la jouissance populaire de la punition. Il faut évidemment régler le problème des réseaux de prostitution, mais pas ainsi. Le sexe est une chose qui continue à m’obséder. A tous les sens du mot. La tête, le c£ur, les couilles. C’est une interrogation constante qui touche à la vie, à la morale, à la création. C’est ce qui fait que certains jouent sur scène et que d’autres font des bébés. Le sexe n’est pas uniquement ce qui tue et ce qui salit, comme on me l’a appris quand j’étais petit. Heureusement, il y a certaines féministes comme Elisabeth Badinter pour remettre les pendules à l’heure. Mais parfois j’ai envie de crier :  » Reviens, Simone, elles sont devenues folles !  » Il y a une déviation du féminisme comme il y a une déviation du gauchisme. Là, c’est la violence révolutionnaire, ici, c’est la haine des mecs. L’intérêt, c’est de s’entendre entre hommes et femmes, nous qui sommes tellement différents. Régler le harcèlement sexuel passera surtout par l’arrivée de femmes dans les postes dirigeants. Il y a trop de mecs qui dirigent et qui en sont incapables car ils jouent aux petits chefs. Les filles sont meilleures dans le pouvoir et je sais de quoi je parle. Je suis macho, méridional, hétérosexuel et je n’ai jamais eu de mal à être dirigé par des femmes. Et, concernant le sexe, je suis pour des rapports réclamés. Je suis trop timide pour draguer. C’est pour ça que je fais du théâtre.

Vous avez sûrement eu toutes les filles que vous vouliez !

Pas du tout. Je suis un traumatisé du sexe. Dépucelé à 20 ans. J’étais joli garçon mais je ne savais pas en profiter. Les mecs venaient vers moi, pas les nanas. Sur le plan sexuel, j’ai été martyrisé par ma mère, paix à son âme. Elle était persuadée que je me prostituais parce que j’avais les cheveux longs et que je portais des colliers. Alors que j’étais puceau ! La violence de la répression sexuelle est terrible. Et quand le pouvoir se mêle de la vie privée des gens, c’est archaïque. Il n’a pas à mettre sa main dans le slip du citoyen.

Vous avez soutenu le candidat de la Ligue communiste révolutionnaire, Olivier Besancenot, en 2002. Comment envisagez-vous 2012 ?

D’un strict point de vue politique, l’histoire de Strauss-Kahn m’a libéré. Ça m’aurait emmerdé de voter pour lui. [L’entretien a été réalisé le jeudi 16 juin, avant les nouvelles révélations sur l’affaire.] En 2012, je vais voter utile. Je ne veux pas voir revenir le choc de 2002. Il ne faut pas donner trop d’espace à Marine Le Pen. Elle est une émanation du peuple, ne l’oublions pas. Le peuple m’inquiète plus que les hommes politiques. J’ai peur de lui. J’ai peur de son attirance pour l’ordre moral, pour le conformisme. Le peuple est capable de coups de génie, voir les révolutions dans les pays arabes, mais aussi de toujours se chercher des boucs émissaires. Sans doute a-t-on eu du mal à reformuler une morale collective crédible. Je sens un ressentiment populaire qui se colle sur n’importe qui. Une fois, c’est Sarkozy, une autre fois, c’est Strauss-Kahn. La télévision est la principale cause de ce mal. Mais il ne sert à rien de lutter contre des millions de téléspectateurs. Il faut agir sur son propre terrain. Commencer à convaincre deux ou trois personnes. Sur scène.

PROPOS RECUEILLIS PAR ERIC LIBIOT PHOTO : ERIC FRANCESCHI/FEDEPHOTO POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » On peut être léger et grave. Voilà pourquoi j’aime Bouquet, Lonsdale ou Galabru « 

 » J’ai peur du peuple. J’ai peur de son attirance pour l’ordre moral, pour le conformisme « 

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