» J’ai peur que la Belgique devienne le tiers-monde de l’Europe « 

Il est considéré comme l’une des grandes voix de la littérature néerlandaise contemporaine. Ses romans trustent les palmarès des meilleures ventes dans le nord du pays. Mais Dimitri Verhulst vit en Wallonie, près de Huy, dans la verte vallée de la Burdinale. Auteur au style hilarant, il projette une lumière crue, tendre et ironique sur les plaies de la société. La misère du monde, il connaît. Il en vient, pour ainsi dire. Son enfance chahutée, à mi-chemin entre le tragique et le folklorique, il l’a racontée dans La Merditude des choses, adapté avec succès au cinéma et bientôt disponible en poche. Juste avant de s’en aller dans les Alpes, gravir le Galibier et l’Alpe-d’Huez, ce cyclophile acharné nous a reçus pour évoquer la littérature, Bart De Wever et le Tour de France.

Le Vif/L’Express : Vous avez grandi dans une famille pauvre d’Alost, à la lisière du quart-monde et de la marginalité. Votre enfance a été ballottée entre la maison de votre grand-mère, un pensionnat et une famille d’accueil. La littérature a-t-elle changé votre destin ?

Dimitri Verhulst : Non. Parce que la littérature a toujours été présente dans ma vie. J’écris depuis que j’ai 6 ans. Gamin, je n’avais aucune connaissance de la grande littérature, mais j’aimais raconter des histoires sous une forme littéraire, c’est-à-dire en utilisant un stylo. Par contre, j’étais trop nerveux pour lire. Cela ne m’intéressait pas. Je trouvais que les livres, c’était un truc pour les filles à lunettes. Ce n’est qu’à l’âge de 15 ans que j’ai découvert le plaisir de la lecture. Puis je ne me suis plus jamais arrêté, bien que je lise de moins en moins, car je n’arrive plus à quitter mes yeux d’écrivain. Quand je commence un roman, je n’arrête pas d’analyser, j’ai sans cesse envie de corriger. C’est très embêtant. Voilà pourquoi je lis surtout des livres des années 1920, 1930. Comme ça, je peux les replacer dans une certaine époque et je parviens à les accepter tels quels. Mais, en littérature contemporaine, je ne lis pas plus de cinq romans par an. Ma dernière claque, c’est Il faut qu’on parle de Kevin, de Lionel Shriver (éd. Belfond). L’histoire d’un gamin solitaire de 14 ans qui tue ses copains à l’école avec une mitraillette, quelque chose comme le massacre de Columbine, raconté du point de vue de la maman. Elle se demande ce qu’elle a raté dans son éducation. C’est un livre très dur, car tu réalises que, pour le même prix, c’est toi qui as élevé un Hitler ou un Anders norvégien.

Qu’est-ce qu’une éducation réussie ? C’est une question lancinante pour vous, vu votre enfance difficile ?

C’est un thème important, bien sûr. Parce que les enfants deviennent des adultes, et qu’il faudra vivre avec eux. Eduquer un enfant, c’est prendre une grande responsabilité vis-à-vis du monde.

Que pensez-vous de l’adaptation au cinéma de votre roman La Merditude des choses (éd. Denoël), qui évoque votre jeunesse dans la banlieue d’Alost ?

Le film donne l’impression que le narrateur a réussi sa vie parce qu’il est devenu un écrivain connu. Ce n’est pas ce que j’ai voulu faire passer dans mon roman. Si je suis fier de moi, c’est parce que je ne suis pas alcoolique et que je ne bats pas ma femme. Pas parce que je passe à la télé et que je vends des livres. Et puis, l’histoire que j’ai racontée, ce n’est pas tout à fait la mienne. Le roman ne se situe pas à Alost, par exemple. Pour le film, au contraire, ils ont tourné dans les rues mêmes où j’ai grandi. C’est presque devenu un documentaire sur ma vie, alors que mon intention, c’était justement de généraliser le propos et de parler d’un sujet universel : les difficultés d’un enfant dont on ne s’occupe pas bien. Si j’ai écrit ce livre, c’est pour cette raison : rappeler que d’autres enfants vivent la même réalité.

C’est pour décrire une réalité sociale dure que vous avez fait ce livre, plus que pour exorciser des démons personnels ?

Gamin, je me suis endormi sur des tables de billard à 4 heures, avec la veste d’un client comme drap. A part la fumée des cigarettes qui a disparu, cette réalité-là existe toujours. Il y a encore des enfants qui sont dans des cafés la nuit avec leurs parents bourrés. Cela me choque, car nous sommes en 2011 et nous nous considérons comme une société moderne. Les conséquences, elles sont terribles. Quand t’es dans un café à 4 heures, le lendemain, t’es pas en forme à l’école. Et, à force de recevoir des mauvais points, t’es plus motivé du tout pour aller à l’école. Puis tu te retrouves au chômage.

Coucher sur le papier vos souvenirs d’enfance, ce n’était pas une façon de soigner de vieilles blessures ?

Je ne crois pas du tout dans l’effet thérapeutique de la littérature. J’ai vu trop d’écrivains tenter de s’en sortir par la littérature et rester fous toute leur vie.

Vous ne vous sentez pas plus en paix, après avoir exprimé par écrit ce qui vous tourmentait ?

Non. Mais je ne suis pas traumatisé. Sinon, je n’aurais pas été capable d’écrire ce livre. C’est parce que je suis à mon aise psychologiquement que j’ai pu terminer La Merditude des choses. Espérer tirer un trait sur sa jeunesse en écrivant un livre, ce n’est pas une bonne idée. Car une fois le roman publié, tu dois répondre à des interviews. Tout ton passé refait surface. C’est bien pire qu’avant.

Vous avez écrit Dinsdagland, un recueil de reportages sur diverses facettes de la belgitude : la colombophilie, la balle pelote, les courses cyclistes… La démarche rappelle Strip-Tease, l’émission culte de la RTBF.

J’apprécie beaucoup Strip-Tease. Pour la version néerlandophone, c’est moi qui créais les courts poèmes de quatre lignes récités au début et à la fin de chaque émission.

On a parfois reproché à Strip-Tease son voyeurisme. Qu’en pensez-vous ?

Bien sûr que c’est voyeuriste. Mais nous sommes des voyeurs ! Quand nous buvons une Kriek en terrasse, nous observons les gens qui passent. Ce que j’aime avec Strip-Tease, c’est qu’ils ont filmé toutes les couches de la société. Ils ont réalisé des documentaires sur les ultra-riches, les barakis de Liège, les fermiers, les vieux qui louent des films pornos en Hollande… On peut en conclure que nous sommes tous des marginaux.

Quand vous livrez une foule de détails mi-pittoresques, mi-pathétiques sur votre enfance, vos lecteurs se retrouvent eux aussi dans une position de voyeur. Vous n’avez jamais regretté d’en avoir trop dit dans La Merditude des choses ?

Si je pouvais réécrire ce livre, je changerais peut-être le nom de mes oncles. A l’époque, je ne l’ai pas fait parce que c’était un roman plein d’amour pour eux. J’étais persuadé qu’ils allaient apprécier. Mais ils n’ont pas apprécié du tout. Ils sont très choqués. Pas de chance pour moi. Ils ne sont pas éduqués, ils ne comprennent pas les façons de dire  » Je t’aime  » sous une forme littéraire. Ils ne l’ont pas lu comme ça. C’est de ma faute. Mais, à part leurs prénoms, je ne changerais rien. Je ne suis pas gêné de parler de moi. Cela ne me dérange pas que le narrateur s’appelle Dimitri. Je parle de moi parce qu’à travers mon histoire je parle des autres, je parle des défauts de la société. Je ne suis pas un cas unique. Paradoxalement, c’est parce que j’ai parlé de moi sans faux-fuyants que les lecteurs peuvent se reconnaître dans mon personnage. Parce que nous sommes tous des êtres humains, avec un fond commun.

Quelle est votre définition d’un bon roman ?

Il faut que le fond et la forme coïncident, que le style reflète le sujet du livre. Ensuite, je veux que l’auteur soit honnête, qu’il n’ait pas peur de dire les choses. Il ne doit tenir compte que de lui-même, et ne laisser personne décider à sa place. Quand on écrit, il faut oublier les critiques possibles.

En 2007, Le Vif/L’Express avait organisé une rencontre entre le chanteur Daan et vous. L’un comme l’autre, vous dénonciez avec férocité le nationalisme flamand. Depuis, vous semblez réticent à vous exprimer sur la politique. Pourquoi ?

En janvier, j’ai tout de même participé à une soirée au KVS, le théâtre royal flamand de Bruxelles, contre la scission de la Belgique. Mais je suis de moins en moins la politique, car les débats actuels me semblent inintéressants. Pendant que nous discutons de nos petits problèmes, le monde avance. J’ai peur que la Belgique décline. Nos routes vieillissent, notre réseau ferroviaire vieillit. Si nous n’y prenons garde, nous allons devenir le tiers-monde de l’Europe.

C’est aussi le discours de la N-VA : des réformes sont nécessaires pour préserver notre bien-être, mais la gauche dominante en Wallonie empêche de les mener à bien.

Ce n’est rien d’autre qu’un discours populiste et xénophobe qui vise à replacer le flamingantisme en haut de l’affiche. Oui, je me sens honteux quand je vois les responsables politiques de mon pays passer leur temps à débattre de sujets sans intérêt. Bruxelles-Hal-Vilvorde, c’est juste un problème administratif. Si des Flamands pouvaient voter pour des Wallons au niveau fédéral, et que des Wallons pouvaient voter pour des Flamands, ce serait aussitôt résolu. Depuis quarante ans, les Wallons ont un Premier ministre pour lequel ils n’ont pas pu voter. Je trouve ça antidémocratique.

Aux dernières élections, la Wallonie a voté à gauche et la Flandre à droite. Bart De Wever y voit la preuve que la Belgique se compose de deux peuples aux aspirations distinctes.

Il a tort. Nous avons une histoire commune, une mentalité commune. Attention : je ne suis pas belgicain. Mais, à un moment, on doit pouvoir accepter un pays comme un axiome. Regardez la carte d’Afrique : les frontières ont parfois été tracées à la latte. Mais ça marche ! Il faut parfois admettre les frontières telles qu’elles existent, et travailler dans ce cadre-là.

Considérez-vous Bart De Wever comme un homme dangereux ?

Oui, il est dangereux, dans le sens où il n’est pas nuancé. Et le manque de nuance est toujours dangereux, car cela revient à taire une partie de la vérité. Il utilise un langage sarcastique, très apprécié par de nombreux Flamands.

Vous aussi, dans vos romans et vos chroniques, vous employez un ton sarcastique.

C’est vrai. Sauf que j’utilise le sarcasme pour des objectifs plus sociaux que Bart De Wever. Je le trouve aussi… [Il hésite.] Je le trouve raciste. Son action avec les billets de Monopoly (1), s’il avait fait la même chose contre les Noirs ou les juifs, cela n’aurait jamais été toléré. Ridiculiser un groupe de population dans son ensemble, c’est un geste pervers qui n’a pas sa place dans une société moderne. Ce type de comportement doit appartenir définitivement au passé.

Pensez-vous qu’on a assisté au Tour de France le plus  » propre  » de ces dernières années ? Le vainqueur, Cadel Evans, est réputé pour son opposition au dopage.

Attendons encore un peu. L’an passé, le contrôle positif de Contador n’a été révélé qu’au mois d’août. Mais Evans est un très beau vainqueur. J’ai toujours cru en lui. Je l’ai encore dit lors d’une émission télé au mois de mars, où j’étais invité avec Eddy Merckx. Lorsqu’on m’a demandé qui était mon favori pour le Tour, j’ai répondu Evans. Et Merckx a réagi en disant : mais non, pas lui !

Vous signez régulièrement des chroniques sur le cyclisme dans De Morgen. Votre passion du vélo inspire-t-elle aussi votre £uvre de fiction ?

Oui. J’ai sorti cette année une longue nouvelle qui évoque le destin de Frank Vandenbroucke [NDLR : ancien espoir du cyclisme belge, mort dans un hôtel sénégalais en octobre 2009]. Le livre n’est pas encore traduit en français, mais si quelqu’un veut acheter les droits, il est le bienvenu. Le récit est raconté à travers la voix de la prostituée qui a partagé la dernière nuit du coureur. Je l’ai appelé Jens De Gendt, même si tous les lecteurs reconnaîtront Frank Vandenbroucke. Mais comme je n’étais pas là, je ne peux pas garantir que tout s’est passé comme je le raconte.

Pourquoi la fin tragique de Frank Vandenbroucke vous a-t-elle touché ?

Jusqu’à la fin, j’ai cru que Vandenbroucke pouvait revenir au haut niveau. Il était comme tous ces fumeurs qui jurent qu’ils vont bientôt arrêter de fumer, et qui n’arrêtent jamais. Il disait : allez, je bois une bouteille de whisky, la dernière, je prends des médicaments, les derniers. Plein d’ambitions, mais incapable de les réaliser. C’est une histoire très humaine, en somme. Frank a fait beaucoup de conneries. Il a aussi sali l’image du cyclisme. En même temps, ceux qui l’ont côtoyé parlent de lui avec beaucoup de respect et d’amour. Le problème, c’est quand il pétait les plombs… C’est un peu comme mon père, un grand buveur, qui a causé beaucoup de mal à ma mère et à moi, qui cassait les meubles à la maison. Mais je l’aimais. Jusqu’à un certain point, j’étais capable de pardonner ses conneries, parce que je voyais la beauté de son c£ur. l

(1) En janvier 2005, douze camions quittent la Flandre avec à leur bord 11,3 milliards d’euros en billets de Monopoly, qu’ils déversent au pied des ascenseurs de Strépy-Thieu. L’action, orchestrée par la N-VA, dénonce les transferts financiers Nord-Sud et le gaspillage wallon.

PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS BRABANT PHOTO FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » A travers mon histoire, je parle des défauts de la société « 

 » Bart De Wever est un homme dangereux « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire