» J’ai peur de vivre dans un monde pareil « 

Les juifs de Belgique redoutaient un attentat. Ils s’y étaient préparés sous la direction de leurs leaders communautaires. Mais tant que le tueur ne sera pas arrêté, ils vivront dans l’angoisse.

Lorsqu’il a déboulé dans le paysage institutionnel, en 2010, Maurice Sosnowski, avec sa mine gouailleuse mais son propos grave, faisait figure d’ovni. Rien à voir avec l’urbanité figée ou le tempérament bouillonnant de ses deux prédécesseurs à la tête du Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB), Philippe Markievicz et Joël Rubinfeld. Professeur à l’ULB, médecin anesthésiste de l’Institut Bordet, orateur persuasif, élu par ses pairs aux conseils du CHU Saint-Pierre (Ville de Bruxelles) et de la faculté de médecine de l’ULB, il s’est pourtant révélé très vite l’homme de la situation. Hyperactif et solaire.

Avec ses guerres picrocholines inaccessibles aux non-initiés, la vie communautaire juive ne l’attirait pas plus que ça. Il a pourtant accepté le leadership des juifs francophones (les Flamands sont représentés par le Forum der Joodse Organisaties d’Anvers) en mémoire de Jo Wybran, le mari de sa soeur aînée. Professeur d’Immunologie à l’ULB, Joseph Wybran a été assassiné sur le parking de l’hôpital Erasme, le 3 octobre 1989, alors qu’il venait de prendre la présidence du CCOJB. Un crime revendiqué par le groupe terroriste palestinien Abou Nidal, resté impuni jusqu’à ce que le Belgo-Marocain Abdelkader Belliraj, arrêté au Maroc en 2008, s’en accuse. Puis se rétracte. En juin prochain, le parquet fédéral plaidera le classement sans suite de cette affaire, position à laquelle s’opposent de toutes leurs forces la famille Wybran et le CCOJB.

Sosnowski a été épargné par l’antisémitisme dans sa vie professionnelle et son caractère sociable fait crédit au genre humain. Né en 1953 de père polonais et de mère allemande, il aime la Belgique sans détour :  » C’est le pays qui a accueilli mes parents, des immigrés, qui ont pu y construire leur vie après leur libération des camps, confiait-il au Vif/L’Express au moment de prendre ses fonctions. Je veux rassurer les juifs, apaiser leur angoisse, car je n’ai pas envie que mes enfants décident de s’établir ailleurs.  » Poussé à se présenter à la tête d’une organisation alors en pleine pagaille, tiraillée entre ceux qui cherchaient la paix à tout prix avec un PS dispensateur de subsides mais fermant les yeux sur les outrances antisémites de quelques-uns de ses affiliés, et les droitiers prêts à en découdre au nom de Eretz Israel, Maurice Sosnowski a pris un chemin original. Il a appliqué sa méthode – cash et humour – avec un personnel politique qui, aujourd’hui, reconnaît la justesse de sa cause : lutter contre un antisémitisme en mutation et recrudescence.

Longtemps, la gauche n’a pas voulu voir que les discriminés du jour, les musulmans, pouvaient compter dans leurs rangs des agresseurs de juifs, au nom de théories du complot issues de l’imaginaire européen d’avant la Seconde Guerre mondiale ( » les juifs contrôlent le monde « ), transmises par les Frères musulmans, alliés historiques des nazis, et ravivées par le conflit israélo-palestinien. L’actualité Dieudonné et Alain Soral (ce dernier se définissant comme un national-socialiste, ouvertement antisémite, a navigué de l’extrême gauche à l’extrême droite) a montré que ces rapprochements douteux pouvaient avoir lieu.

 » Sosno  » est donc allé vérifier sur le terrain le sentiment d’abandon de ses coreligionnaires. Il est sorti édifié de cette plongée dans l’incompréhension réciproque et, sans tarder, s’est appliqué à renouer des liens avec tous les milieux du pays. Car ce titulaire d’un master en management n’est pas un débutant. Il sait faire avancer les troupes sans (trop) les rudoyer. Le Centre pour l’égalité des chances en a fait les frais, qui a laissé s’endormir sa  » cellule de veille antisémitisme  » et a réagi mollement, selon la communauté juive, aux expressions d’antisémitisme de plus en plus hargneuses ces derniers mois, surtout sur la Toile. Le vrai travail de signalement est réalisé par le site antisémitisme.be, mis sur pied, en 2001, par le Consistoire central israélite de Belgique (coupole représentative du judaïsme belge, dirigée par le Pr Julien Klener), en collaboration avec le Bureau exécutif de surveillance communautaire et le Coordinatie Komité van de Joodse Gemeenten van Antwerpen.

A l’ULB, Maurice Sosnowski, laïque convaincu, très attaché à la liberté d’expression et aux valeurs de son université, se sent de plus en plus en décrochage. Sous l’influence d’une population estudiantine qui se transforme sociologiquement, d’une gauche radicale toujours bien implantée et d’une petite minorité de juifs qui, selon Sosnowski,  » ont une idée si élevée de ce que devrait être un Etat juif qu’ils sont prêts à le voir disparaître s’il ne se conforme pas à leurs standards moraux suicidaires « , la cause palestinienne prend un tour antisioniste qui flirte avec l’antisémitisme. Le recteur de l’ULB s’en défend farouchement. Mais il n’a pas pu empêcher que son conseil d’administration donne le statut de cercle étudiant au mouvement international BDS (boycott, désinvestissement et sanctions), qui vise à délégitimer l’Etat d’Israël en coupant avec lui tous les ponts culturels, académiques, économiques, etc. Une campagne non suivie d’effets, puisque l’Institut Jules Bordet (ULB) a renforcé officiellement sa collaboration avec le grand hôpital Hadassah de Jérusalem, en novembre 2013. Une énorme fierté pour le Dr Sosnowski.

Protection obligée

Quelle que soit son origine (lire encadré en page 39), l’attentat antisémite du Musée juif de Belgique, le 24 mai dernier, n’est pas totalement une surprise. Les principaux lieux juifs (écoles, synagogues, centres culturels, ambassade) sont protégés depuis des décennies par des vigiles payés par la communauté, sous l’autorité du Consistoire central israélite de Belgique, la coupole représentative du judaïsme, dirigée par le Pr Julien Klener. Cette protection obligée, et à leurs frais, est ressentie par les juifs comme une diminution implicite de leur citoyenneté, puisqu’ils ne sont pas aussi libres que d’autres d’évoluer dans leur environnement familier. Si ce n’est en prenant certaines précautions, comme enlever sa kippa ou ne pas arborer d’Etoile de David. Même le rabbin Albert Guigui, juif sépharade tout en rondeurs, en a fait l’expérience dans le métro de Bruxelles, quand il a été brutalisé par des jeunes. En 2002, des cocktails Molotov ont été lancés contre la synagogue de Charleroi, et celle d’Anderlecht a été mitraillée. A Bruxelles, des élèves juifs ont été harcelés par des condisciples sur fond d’accusation de  » sionisme « . L’écume d’une tension sous-jacente…

Les précautions sécuritaires lourdes remontent cependant aux  » années de plomb « , quand sévissaient les Tueurs du Brabant, les Cellules communistes combattantes (CCC), mais aussi le terrorisme palestinien. Les temps étaient alors beaucoup plus dangereux : attentat à la grenade contre des passagers du vol El Al à Zaventem (1979), attentat de la rue Lamorinière contre des enfants juifs d’Anvers (1980), explosion d’un camionnette piégée devant la synagogue de la Hoevenierstraat, à Anvers (1981), attentats contre les synagogues de Bruxelles (1982) et d’Anvers (1986). L’assassinat du Dr Wybran (1989) a clôturé la série noire.

Un sentiment d’abandon

Au tournant des années 2008 et 2009, l’attaque de la Bande de Gaza par l’armée israélienne (Opération Plomb durci), en réponse à des tirs de missiles palestiniens, a suscité une remontée des actes anti-juifs. Le nombre des signalements antisémites a grimpé en flèche, puis est retombé à 80-90 faits par an,  » en temps normal « . De cette époque, date le sentiment d’abandon et d’insécurité des juifs belges. Ils n’ont pas oublié qu’une partie de la fine fleur politique (Philippe Moureaux, André Flahaut, Isabelle Durant et d’autres) a marché en tête d’une manifestation anti-israélienne où l’on criait  » Mort aux juifs « . Elio Di Rupo s’en est excusé sur son blog, un an plus tard. Lors du gala annuel du CCOJB, le 1er avril dernier, Maurice Sosnowski a précisé sa pensée devant un parterre d’invités politiques :  » Je ne dis pas que la politique du gouvernement israélien n’est pas critiquable, ce que je dis, c’est qu’un regard déséquilibré ne fait que réactiver les animosités. Ceux qui liront ou entendront plus souvent un reportage équilibré sur Israël, accepteront mieux un reportage équilibré sur la Palestine. Pour qu’il y ait deux Etats pour deux peuples, il faut dire la vérité sur chacun de ces peuples.  »

Maurice Sosnowski est obsédé par l’effondrement de la communauté juive d’Argentine après les attentats de Buenos Aires, qui ont tué 110 personnes, en 1992 et 1994. Ils ont été attribués au Hezbollah et à l’Iran.  » Les juifs argentins ne s’en sont jamais remis, explique le médecin. Ils souffrent toujours de problèmes psychologiques parce qu’ils ont eu le sentiment d’être complètement abandonnés.  » Aussi, en coordination avec l’Intérieur, le CCOJB et le Consistoire avaient mis sur pied, depuis plusieurs mois, un centre de crise intracommunautaire comprenant des équipes de médecins, de psychologues, d’avocats, avec un dispositif de communication, y compris avec les plus petites communautés juives. Il a joué un rôle considérable au lendemain de la tuerie du 24 mai frappant le Musée juif, en faisant passer le message suivant : être prudent et mener une vie aussi normale que possible jusqu’à ce que l’auteur des faits soit arrêté.

 » Les gens ont compris que les choses étaient prises en main, relève le président du CCOJB. Lundi, toutes les écoles étaient ouvertes. La vie continue. Le Premier ministre et la ministre de l’Intérieur sont totalement sur la même longueur d’ondes et ont renforcé les patrouilles et la surveillance fixe des lieux juifs. Mais il faudra réfléchir à une prise en charge par la collectivité des frais de vigiles que la communauté assume seule depuis tant d’années. Nous sommes des citoyens comme les autres.  » Enfin, presque. En France, en Allemagne et au Royaume-Uni, les responsables de la communauté juive ont des gardes du corps payés par l’Etat.  » J’ai peur de devoir vivre dans un monde pareil « , confie le président du CCOJB.

Par Marie-Cécile Royen

 » Sosno  » est allé vérifier sur le terrain le sentiment d’abandon de ses coreligionnaires

 » Lundi, toutes les écoles étaient ouvertes. La vie continue  »

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