J’ai perdu ma grand-mère

Quelques appareils photo, et très peu de parapluies… En revanche, le Bureau des objets trouvés, à Bruxelles, croule sous les sacoches perdues et les portefeuilles volés. Dont le vôtre ?

B aka !Onibaba ! On imagine les jurons crachés par le Japonais furibond, de retour à l’hôtel. Oui : son beau guide d’Europe tout neuf, avec photos en couleur et plans des musées, il l’a sottement oublié, au printemps dernier, sur un banc du Parc royal. Aujourd’hui, l’ouvrage sommeille sur l’un des rayonnages de la cellule Objets trouvés de la Ville de Bruxelles, à côté d’étagères compactes où des dizaines de sacs à main, de portefeuilles et de boîtiers à lunettes, tous dûment étiquetés, commencent à se sentir à l’étroit. Plus pour longtemps : dans quelques jours, comme tous les semestres, on y donnera un grand coup de balai. Le vade-mecum illustré, de même que la mallette d’outils Atlas Copco, le sac de sport plein de tee-shirts à l’effigie du groupe punk The Offspring et la vilaine valise grise vide, ainsi que toutes les pièces que leurs propriétaires ne sont pas venus réclamer et celles dont les possesseurs n’ont pas été identifiés – innombrables et misérables trousseaux de clés, cannes orphelines et pull-overs sans maître -, tout ça, définitivement, va valser.  » Six mois ! La loi stipule que nous les conservions six mois, gratuitement, à la disposition des ayants droit, récite Marc Van Snick, responsable de cette caverne d’Ali Baba. Naturellement, ça ne dérange pas qu’on les garde encore un peu. S’il reste de la place…  »

Lorsque, en octobre 2002, la réforme des polices décharge la police de Bruxelles de la corvée, c’est l’Urbanisme qui hérite du stock (et du stockage !) des objets trouvés sur le territoire de Bruxelles-Ville, Neder-over-Heembeek, Laeken et Haren – à l’exception des véhicules, gérés par la fourrière de la Voirie. Le service urbanistique a, semble-t-il, la main : c’est lui qui, depuis plusieurs années, assure l’enlèvement et l’entreposage des meubles des gens expulsés de leurs logements. Ses locaux, situés à Haren, se révèlent toutefois inadaptés à sa nouvelle mission : les hangars sont trop excentrés. Les  » objets trouvés  » sont donc déménagés au c£ur de la capitale, dans une vieille brasserie restaurée du quartier Nord (1). Surtout, la méthode est modernisée : un traitement informatique, avec envoi systématique d’avis recommandés, a tôt fait d’accroître la  » clientèle  » de la cellule. Avec quelque quinze visiteurs par jour, sa première année d’existence se clôt sur 3 341 objets répertoriés : 1 913 propriétaires ont été convoqués, et 1 545 ont récupéré leur bien.

Pourquoi pas tous ?  » Parce qu’un objet trouvé n’est pas forcément un objet perdu… « , sourit, finaud, Van Snick. De la pointe du pied, l’homme désigne un PC aux plastiques jaunis, datant d’avant Mathusalem.  » Quelqu’un l’a pris, l’a apporté aux policiers, et ça nous est revenu. Bien sûr, personne ne viendra jamais reprendre ce truc…  » Probable aussi qu’on ne s’arrachera pas de sitôt les quatre  » Rembrandt  » appuyés contre le mur : des croûtes ramassées au Vieux Marché, et sans nul doute destinées à la benne à ordures, si une âme charitable n’avait pas cru terriblement perspicace de les confier au commissariat… Tous ces objets volontairement abandonnés qui se retrouvent par erreur parmi les perdus, c’est quand même un peu agaçant.  » Dès qu’ils sont signalés aux autorités, ils entrent dans le circuit administratif « , soupire le responsable. Le mois dernier, imaginant bien faire, un Bruxellois nous a confié un GSM trouvé par terre à Lille.  » Au lieu de le laisser en France ! Ça n’a pas de sens… « , s’énerve Van Snick. Mais la bienveillance de certains promeneurs semble illimitée.  » Hier, les forces de l’ordre nous ont remis un billet de 5 euros, qu’un passant honnête venait de déclarer, dans un PV, avoir trouvé dans la rue…  »

D’autant plus surprenant qu’en général les bourses découvertes au grand air sonnent plutôt creux. Les papiers des portefeuilles, en revanche, figurent souvent au complet. De sorte qu’après les six mois réglementaires, si personne n’est venu les retirer, ils passent au tri. L’argent qu’ils contiennent entre dans les caisses de la Ville. Pour le reste,  » nous renvoyons les cartes d’identité aux administrations qui les ont émises, les cartes SIS à l’Inami et les cartes de banques, aux sièges des institutions financières.  » Prêts à gagner ces diverses destinations, des paquets instables de documents s’alignent sur le bureau de Sandra Salese, adjointe administrative. Des caisses, gênant le passage, s’empilent aussi à ses pieds : elles enferment les objets non réclamés qui, après le délai légal, seront adjugés aux enchères, auxquelles sont uniquement conviés des brocanteurs. Pas la peine de verdir de jalousie : mis à part deux ou trois bricoles intéressantes (une caméra, un MP3, un guéridon, un joli chien en plâtre provenant du Sablon) et qui seront montrées à part, c’est essentiellement du  » brol  » que les employés entassent, en vrac, dans ces cartons scellés. Le plus offrant emporte le lot, sans même savoir, à l’avance, ce qu’il acquiert. Une sorte de loterie, en somme.  » Mais, même pour une poignée d’euros, qui voudrait de plusieurs porte-monnaie usés, de téléphones rayés sans leurs chargeurs, de peluches râpées, de bijoux de pacotille ? Ceci n’a pas de valeur, conclut Van Snick, en exhumant d’une boîte un agenda gribouillé. Sauf, évidemment, pour celui qui l’a perdu.  »

Plus loin, dans un sac-poubelle, s’accumule l’absolument irrécupérable. Un micmac de petites choses personnelles qui iront, elles, droit à l’incinérateur. Cartes Makro, bons de réduction, brosses à cheveux, lentilles de contact, plaquettes de Valium dévoilent l’intimité, parfois un peu répugnante, de centaines d’anonymes distraits ou volés. Rien à sauver, ici. Seul le magasinier, qui collectionne les préservatifs du monde entier, y trouve parfois son bonheur…

Flavia Andrea Nery Silva. Née en 1971. Dans quelles circonstances catastrophiques cette jeune femme, ingénieur agronome brésilienne, s’est-elle séparée de son passeport ? Les préposés de la cellule ne le sauront jamais : quand des documents étrangers leur parviennent, ils cherchent d’abord à identifier le pays d’origine. Pas forcément facile. Qu’est-ce qui ressemble davantage à du chinois que l’écriture vietnamienne ou coréenne ?  » On garde une copie des armes nationales qui figurent sur les documents officiels. Puis on compare.  » Ensuite, ils avertissent les ambassades respectives. Toutes ne montrent pas la même diligence, ni la même prévenance à l’égard du bazar éparpillé par leurs ressortissants.  » La Grande-Bretagne ne tient à récupérer que les passeports.  » L’argent est échangé à la Banque nationale, le reste est finalement vendu, ou détruit. Comme toutes ces cartes de crédit américaines, ou ce chèque de 17 000 euros, émis par une banque de Aalen, en Allemagne, au nom d’un porteur indien…

Poussant force soupirs de contentement, une dame et son fils sont entrés dans le bureau. Elle explique, comme pour se justifier :  » C’était il y a un mois, à l’Océade, j’ai donné ma carte d’identité contre un gilet de sauvetage, et…  » Van Snick connaît le soulagement de ses clients. Et leur impatience, aussi.  » La plupart du temps, les gens nous téléphonent trop tôt. Le jour de la disparition de l’objet, quelquefois !  » Or il en faut plus pour que ce dernier, passant de main en main, fasse son chemin jusqu’à la cellule.  » Des individus glissent souvent des objets trouvés dans les boîtes aux lettres de La Poste, poursuit l’employé. Deux fois par semaine, un facteur nous en livre un grand sac rempli.  » Régulièrement, les Salons qui se tiennent au Heysel apportent aussi leur moisson de curiosités, transmises, cette fois, via les sociétés de gardiennage.  » Si les GSM qui nous parviennent n’étaient pas quasiment tous éteints, on gagnerait du temps dans la recherche de leurs propriétaires « , commente Sandra Salese. Ceux-là souhaitent souvent qu’on leur renvoie leurs biens par courrier. Impossible, tant que la loi impose au service de vérifier l’identité du  » récupérant « .  » Et il y en a, des petits malins ! lâche la responsable. Je reconnais sans faille ceux qui tentent de nous faire croire que leur portefeuille était justement plein de sous !  »

Drôles d’oublis

Ici, on ne s’étonne plus de rien. Ni de la nonchalance des citoyens qui, pourtant prévenus qu’on a retrouvé leurs portefeuilles avec beaucoup d’argent dedans ne se donnent jamais la peine de venir le rechercher. Ni de ces appels angoissés pour des humains égarés ( » Nous avons perdu notre grand-mère ! « ). Drôles d’oublis : au fond du dépôt, douze caisses compressent des montagnes de pulls péruviens tout neufs. Son expérience permet à Van Snick d’ébaucher une hypothèse :  » Le vendeur, qui n’avait sans doute pas de carte de marchand ambulant, a dû voir approcher un contrôleur. Il s’est enfui, laissant la marchandise sur le trottoir. Puis la police a fait son boulot…  » Mais, pour ce couteau ensanglanté, qui luit méchamment sur une étagère, quelle explication avancer ?

(1) 55, rue du Frontispice, à 1000 Bruxelles. Rens. : 02 274 16 90 ou www.brucity.be

Valérie Colin

 » Même pour une poignée d’euros, qui voudrait de plusieurs porte-monnaie usés, de téléphones rayés sans leurs chargeurs, de peluches râpées, de bijoux de pacotille ? Ceci n’a pas de valeur, sauf pour celui qui l’a perdu « 

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