Invasions barbares

Des plantes exotiques envahissent brusquement des terrains urbains et ruraux, boutant dehors les plantes de chez nous. Un problème environnemental ? Oui, mais aussi économique et sanitaire

Elles sont souvent grandes, belles et colorées. Voici un siècle, les horticulteurs ne juraient que par elles, rivalisant d’audace pour en décorer les arboretums et les jardins des particuliers aisés. Et puis, un beau jour, sans qu’on sache trop pourquoi, elles se transforment en insupportables  » pousse-toi-de-là-que-je-m’y-mette « , étouffant leurs voisines et cherchant sans cesse de nouvelles terres de conquêtes.

 » Elles « , ce sont les plantes exotiques envahissantes. Depuis quelques années, les botanistes tirent la sonnette d’alarme à propos de leur étrange et soudaine extension. C’est qu’ils s’y étaient habitués, à ces plantes étrangères ! Venues des quatre coins du monde, celles-ci avaient progressivement colonisé quelques paysages bien limités, au point de se fondre dans la masse des plantes  » naturalisées  » belges. Or voilà qu’elles se mettent, parfois soudainement, à poser de sérieux problèmes à l’environnement, sans qu’on ait une idée précise sur les raisons de cette progression, ni sur la façon de freiner le mal.

La Berce du Caucase ( Heracleum mantegazzianum) û qui ne fait pas mystère de son origine û est un bon exemple. Apparue à Bruxelles avant la Seconde Guerre mondiale, cette superbe plante, ornée de grandes ombelles blanches, est longtemps restée cantonnée aux abords des voies ferrées du Quartier Léopold. Or, aujourd’hui, elle s’est répandue dans beaucoup d’écosystèmes de notre pays, y compris ceux, parfois rares et fragiles, de la Haute Ardenne.

Du haut de ses quatre mètres (un véritable arbuste !), cette garce élimine toute autre espèce dans un large rayon. Ce qualificatif peu élogieux est bien de mise : dans les quartiers urbains peu favorisés, où les territoires de jeux se réduisent souvent à des terrains vagues, les services hospitaliers d’urgence ont déjà signalé des cas d’enfants ayant utilisé les tiges de la Berce comme des sarbacanes. Danger ! Car ses poils ont des propriétés photo-sensibilisantes qui peuvent entraîner l’apparition d’éruptions cutanées, voire de vésicules, sur le visage et la bouche des marmots.

Le rosier rugueux ( Rosa rugosa), une sorte d’églantier ornemental, a, lui, envahi des dizaines d’hectares de dunes du littoral à partir des jardins des quartiers chics. Résultat : des massifs entiers, denses et quasi impénétrables, tapissent aujourd’hui certaines zones dunaires, réduisant à peau de chagrin les espaces disponibles pour les plantes indigènes. La liste des coupables pourrait s’allonger, tel ce petit sénecon sud-africain ( Senecioinaequidens), arrivé par accident dans les cargaisons de laine d’Afrique du Sud. Lorsque celle-ci était encore lavée dans les eaux de la Vesdre, ses graines se sont perdues dans la rivière. La plante a progressivement colonisé toute la province de Liège, puis une grande partie de l’Europe occidentale.

Les scientifiques tentent de comprendre l’étrange dynamique de population de ces végétaux. Pourquoi se multiplient-ils brutalement, après un temps de latence qui peut durer plusieurs décennies ? Pourquoi sont-ils envahissants uniquement dans leurs régions d’accueil, et beaucoup moins dans leurs aires d’origine ?  » Certaines explosions démographiques peuvent s’expliquer par un effet de masse des graines présentes, à un moment donné, dans l’environnement, explique Pierre Meerts, professeur au laboratoire de génétique et d’écologie végétales du Jardin Massart (ULB), à Auderghem. Ou par la sélection soudaine d’un génotype plus adapté au milieu naturel. Mais un troisième facteur, plus inquiétant, doit absolument être mieux étudié : l’effet sournois des changements climatiques.  »

Cercle vicieux

Problème : la recherche fondamentale sur ces envahisseurs semble davantage motiver la recherche américaine qu’européenne. Là-bas, outre-Atlantique, les chercheurs ont déjà identifié les propriétés allergéniques de certaines plantes envahissantes. On soupçonne, par ailleurs, que beaucoup de ces espèces modifient en profondeur la composition chimique du sol et que leur biomasse, parfois considérable, entraîne un enrichissement (eutrophisation) qui renforce la colonisation des lieux par la même plante. Un cercle vicieux parfait ! Ce phénomène est loin d’être négligeable : la renouée du Japon ( Fallopia japonica), par exemple, qui a colonisé des dizaines de kilomètres de berges de cours d’eau belges en cinquante ans, produit entre 25 et 30 tonnes de biomasse par hectare, soit plus du double d’un champ de maïs destiné au bétail !

Que faire ? D’abord, contrôler davantage le commerce des plantes et le secteur des jardineries/horticultures. D’autant plus que la Belgique constitue, avec son réseau de communication exceptionnellement dense (routes, autoroutes, voies d’eau…), une voie royale de propagation de ces envahisseurs en Europe. Le port céréalier de Gand, à cet égard, semble être une formidable porte d’arrivée pour des myriades de semences peu connues, candidates potentielles à la dissémination. Ensuite, mettre sur pied un réseau d’alerte rapide à partir des observations des botanistes de terrain : les amateurs, souvent  » calés  » en la matière, sont nombreux en Belgique.  » S’ils démarrent vite, les programmes d’éradication peuvent être efficaces « , estime Pierre Meerts. Il rappelle qu’aux Etats-Unis, l’invasion de vastes zones (3 000 nouveaux hectares chaque année !) par une salicaire ( Lythrum salicaria) venue… d’Europe, coûte aux autorités la bagatelle de 45 millions de dollars par an. Soit le coût cumulé de l’éradication et de la perte de valeur agronomique des herbages. Un signe encourageant : 700 000 euros viennent d’être débloqués par la Politique scientifique fédérale. Avec le Jardin Massart (ULB), trois autres institutions universitaires (Gand, Gembloux et le Jardin botanique de Meise) s’attellent, depuis un an, à étudier, au sein du programme Inplanbel, les mécanismes et les impacts de ces invasions en Belgique. Un bon début, sans doute.

Philippe Lamotte

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