» Internet doit rester ouvert « 

Il dirige Cisco, l’un des principaux architectes du Web, qui est aussi un géant boursier. L’Américain John Chambers livre au Vif/L’Express son analyse sur la crise et sur le développement futur du Réseau.

Que pensez-vous de l’ampleur de la crise actuelle ?

Désormais, il y a un vrai ralentissement aux Etats-Unis. Et la crise touche plus de secteurs que lorsque la bulle Internet avait éclaté, en 2001. Est-ce que cela va durer trois, quatre ou cinq trimestres ? Nul ne le sait. En 1997, nous avions pensé que la crise asiatique serait courte. A tort. Mais nous nous sommes battus. Ce qui nous a permis, à l’époque, de doubler notre chiffre d’affaires et de gagner la première place mondiale dans quelques marchés clefs. C’est ce coup d’accélérateur que nous aimerions réitérer cette année.

Comme Alcatel-Lucent, vous subissez la concurrence de la Chine et de ses prix, très bas. Comment expliquez-vous que vous réussissiez bien mieux que le groupe franco-américain ?

Je n’aime pas parler des concurrents ! Nous, nous essayons toujours d’anticiper les évolutions du marché. En ce moment, par exemple, la tendance est au Web participatif, à la vidéo ou à l’augmentation de la productivité grâce au travail à distance… Et, une fois qu’une orientation est prise, nous accordons un soin particulier à son exécution.

Vous avez absorbé plus de 130 entreprises depuis la création de Cisco. N’êtes-vous pas trop gourmand ?

Non. Pour chaque acquisition, nous respectons une règle très stricte : tout d’abord, chaque cible doit apporter quelque chose que nous n’avons pas ; il est nécessaire, par ailleurs, qu’elle ait une culture similaire à la nôtre. Si le patron ne vous parle pas spontanément de ses clients, de ses employés et de ses actionnaires, il faut laisser tomber… En moyenne, nous étudions 100 dossiers pour en sélectionner un seul. Ce n’est pas évident. Mais cela peut aller très vite : dans le cas de Scientific Atlanta, j’ai reçu un coup de fil un soir de février 2006 ; une semaine plus tard, nous signions ce deal de 7 milliards de dollars.

Votre développement éclair pose tout de même des problèmes pour l’environnement. La technologie est, par définition, très gourmande en énergie.

Elle permet d’en économiser aussi. Je crois énormément à la téléprésence, cette possibilité de tenir une réunion professionnelle à distance. Le 19 mars, j’étais en Californie et Al Gore se trouvait dans le Tennessee ; eh bien, nous nous sommes parlé durant une heure par écran interposé. Savez-vous qu’il faut une centaine de sessions de téléprésence pour atteindre la consommation d’énergie occasionnée par un vol transatlantique ?

Vous aviez les premiers déposé le mot iPhone, que vous avez finalement cédé à Apple. Ne regrettez-vous pas de ne pas avoir lancé vous-même le téléphone tactile ?

Non. Nous ne sommes pas un fabricant d’appareils électroniques. Ce qui nous intéresse, c’est de continuer à bâtir le réseau le plus solide et le plus riche qui soit.

Mais Apple gagne plus d’argent avec ses sites de téléchargement qu’avec ses appareils…

Oui, mais nous ne mettons pas en avant un système propriétaire, comme Apple ou encore Microsoft. Ce que nous encourageons, c’est une architecture ouverte, qui permette de faire circuler des données, de la voix et, de plus en plus, de la vidéo. Nous estimons que le Réseau sera le c£ur de tous les échanges.

Est-ce en Afrique, champ de bataille de tous les équipementiers, que va se décider l’avenir des technologies ?

Nous venons de lancer un centre destiné à former des ingénieurs sur ce continent. Mais l’avenir des technologies se joue aussi bien au Moyen-Orient qu’en Asie ou en Amérique latine. Ces nouveaux clients ne copient en rien les habitudes des marchés occidentaux. Ils inventent des manières inédites d’utiliser la technologie. La consommation des pays dits  » émergents  » progresse deux fois plus vite que le reste de nos clients. Le rythme est même trois fois plus important en Chine.

Ces nouveaux utilisateurs ne risquent-ils pas d’entraîner une surchauffe du Web ?

C’est déjà fait. A l’échelle mondiale, on parle non pas d’une progression annuelle de 50 %, mais bien d’une hausse située entre 300 et 500 %. Internet est entré dans une nouvelle phase, dite de collaboration, avec la vidéo comme première application. Notre défi est de mettre au point les outils adaptés à cette hausse vertigineuse, comme un routeur capable de supporter la coordination de 1 milliard d’appels téléphoniques ou d’une dizaine de millions de vidéos en même temps. Si Cisco est encore là aujourd’hui, c’est que nous avons commencé à réfléchir à ce défi il y a dix ans.

Le Réseau va-t-il s’étendre à l’infini ? Tous les utilisateurs se plaignent déjà de la multiplication des spams, des virus…

Ne sous-estimons pas la capacité de résistance du Réseau. Au-delà du courrier électronique, Internet est capable de donner accès à plusieurs centaines d’exaoctets, sachant que 1 exaoctet équivaut à peu près à 50 000 bibliothèques du Congrès… L’essentiel de notre métier est de rendre le Réseau intelligent.

Vous conseillez John McCain, candidat républicain à la Maison-Blanche. Souhaitez-vous, à la manière de Carly Fiorina, ex-PDG de HP, vous consacrer totalement à la politique ?

Je suis très honoré de conseiller le sénateur John McCain sur la place que la technologie devrait prendre dans notre pays. Mais j’aime ce que je fais et je n’envisage pas une telle reconversion.

Beaucoup de grands patrons sont montrés du doigt à propos de leurs rémunérations excessives…

Aujourd’hui, un dirigeant a, bien sûr, des responsabilités envers ses employés, ses clients, l’environnement, mais aussi la société dans son ensemble. Je suis peut-être plus exigeant sur le point que vous soulevez que beaucoup de mes confrères. Si je suis aujourd’hui bien payé, je n’ai pas de parachute doré, et j’ai accepté, au plus fort de la crise, de me contenter d’un salaire annuel de 1 dollar. Si vous êtes sans conscience de vos responsabilités, vous serez très vite écarté du pouvoir.

Propos recueillis par Guillaume Grallet

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