Indésirable Désiré

Le jeune Congolais pensait arriver dans le pays où il ferait ses études. Il s’est retrouvé chez Kafka. Comme d’autres étrangers, il est prisonnier, depuis des mois, dans l’aéroport de Bruxelles, parce que nos lois sont mal faites et les recours inefficaces

Poireauter plusieurs heures, entre deux vols, dans la zone de transit d’un aéroport, c’est râlant. On a vite fait le tour des boutiques et appris par c£ur la carte de la buvette. Désiré N’Soko, lui, s’est vu coincé dans la zone de transit de Bruxelles-National depuis… le 31 janvier dernier. Plus de nonante jours !

A 29 ans, ce Congolais souhaitait venir étudier les relations internationales en Belgique. Il avait réuni l’argent nécessaire pour payer le minerval. Sa s£ur aînée, installée à Bruxelles, devait l’héberger. Et, surtout, après un véritable parcours du combattant, soit des heures d’attente devant l’ambassade de Belgique à Kinshasa et une multitude d’attestations à fournir, N’Soko avait enfin obtenu un visa pour entrer sur le sol belge. Il y a un peu plus de trois mois, il prend donc l’avion, non sans avoir été sérieusement contrôlé à l’aéroport ainsi qu’à l’entrée de l’appareil. Arrivé à Zaventem, il subit un dernier interrogatoire par la police des frontières. Mais, lors de cette ultime épreuve, il ne convainc pas l’agent douanier sur les motifs de son déplacement. Fin du rêve.

Désiré est placé au centre Inad. Il s’agit d’une dépendance de l’aéroport où sont rassemblés les étrangers  » inadmissibles  » (d’où le nom du centre), avant d’être renvoyés chez eux. Grâce à sa s£ur, l’étudiant fait alors appel à un avocat qui obtient une ordonnance de libération par la chambre du conseil de Bruxelles. Mais l’Office des étrangers ne lui accorde pas pour autant l’accès au territoire et le transfère dans la zone de transit de Bruxelles-National. Là, il dort à même le sol, se lave dans les toilettes publiques et reçoit, chaque jour, un plateau repas des policiers de l’Inad. Seuls les encouragements de quelques employés des magasins free-tax parviennent encore à lui arracher un sourire.

Le cas de Désiré N’Soko n’est pas unique. Trois autres Congolais et une Angolaise vivent actuellement la même situation. L’année dernière, une vingtaine de personnes ont ainsi erré pendant des semaines, voire des mois, dans l’aéroport bruxellois. La plupart sont des Africains. Le scénario est chaque fois le même : la chambre du conseil décide de les libérer mais l’administration du ministère de l’Intérieur persiste à leur interdire l’accès au territoire. Un n£ud juridique qui s’explique par le fait que la chambre du conseil ne peut se prononcer que sur le maintien dans un centre fermé et non sur l’interdiction d’accès au territoire, qui est de la compétence de l’Office des étrangers.

 » Pour le ministre de l’Intérieur Patrick Dewael (VLD), libérer signifie relâcher dans la zone de transit, s’étonne l’avocat Vincent Lurquin. Voilà une interprétation très tendancieuse d’une décision judiciaire. D’autant que la chambre du conseil a rappelé, dans une ordonnance, qu’une mise en liberté impliquait la faculté de circuler.  » Le ministère de l’Intérieur considère, en effet, que la relaxe en zone de transit équivaut à une remise à la frontière extérieure et non à une mesure d’enfermement. Ce type de raisonnement dans le même genre de situation a déjà valu à la France et à la Pologne d’être condamnées par la Cour européenne des droits de l’homme. En février dernier, le tribunal de première instance de Bruxelles a également affirmé que le transfert en zone de transit n’était pas une libération.

Ce bras de fer entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir administratif révèle, en tout cas, une incohérence du système. D’autant que les étrangers refoulés n’ont pas de recours contre l’interdiction d’accès au territoire. Théoriquement, ils peuvent s’adresser au Conseil d’Etat pour que celui-ci invalide éventuellement la décision administrative. Mais, dans la pratique, cette haute juridiction refuse de statuer en extrême urgence, même sur une suspension de la décision, car, pour cela, il faudrait prouver l’existence d’un  » préjudice grave et difficilement réparable « . Les délais de procédure prennent alors plusieurs années : aucun étranger ne peut tenir aussi longtemps dans la zone de transit… Or, si le requérant n’est plus là, l’action s’éteint automatiquement.

Quel recours ?

Il n’y a donc pas de possibilité de recours effectif dans cette situation particulière qui concerne pas mal de monde. En 2003, selon l’Office des étrangers, 1 287 voyageurs munis d’un passeport étranger et d’un visa ont été enfermés dans le centre Inad, après interrogatoire par la police des frontières. La plupart y restent une journée avant de reprendre un avion, sans pouvoir se défendre contre une mesure qu’ils peuvent juger arbitraire. Ces refoulements représentent tout de même près de 10 % des décisions d’éloignement prises par l’Office.

La subjectivité des douaniers qui, comme le prévoit la loi, interrogent les étrangers sur le motif de leur séjour et leurs moyens de subsistance est également mise en cause. Le ministre Dewael assure que les questions sont posées conformément au manuel commun de contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen.  » Il est de toute façon impossible de vérifier l’objectivité de ces interrogatoires puisqu’il n’y pas de recours effectif, déplore la députée Ecolo Zoé Genot. Les décisions prises sont évidemment basées sur l’intuition des policiers, que l’Office des étrangers suit dans quasi tous les cas. En outre, la majorité d’entre eux sont néerlandophones et tous les procès-verbaux sont rédigés en néerlandais car l’aéroport se trouve en territoire flamand. Dans ces conditions, très peu d’étrangers peuvent relire leurs déclarations.  » Une situation kafkaïenne à la belge ?  » Les entretiens ne se résument pas à deux questions, nuance Olivier Maerens, le porte-parole de l’Office des étrangers. Ils durent parfois plusieurs heures. Les décisions de refoulement ne sont jamais prises à la légère. Et, en cas de doute, c’est toujours un avis favorable à la personne étrangère qui est rendu.  »

Au-delà de ce débat de sourds, c’est le fond du problème qu’il faut aujourd’hui régler : prévoir, pour les étrangers refoulés à la douane de l’aéroport, un moyen de recours effectif digne d’un Etat démocratique. La question ne sera sûrement pas réglée avant le 13 juin. Pour l’heure, dans ce dossier délicat avant les élections, Ecolo préfère jouer les agitateurs. Les libéraux flamands se montrent rigides comme un manche de pelle. Les socialistes sourient jaune. Les sociaux-chrétiens se taisent. Quant à la mise en scène du président de la Chambre Herman De Croo (VLD), qui a invité, le 3 mai, les chefs de groupe à rencontrer les seuls fonctionnaires de l’Office des étrangers à propos des Africains retenus dans la zone de transit, elle n’aura pas aidé à clarifier la situation. Il est vrai que, devancés de loin dans les derniers sondages par le Vlaams Blok, le VLD sent la panique monter.

Thierry Denoël

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