» Impliquer davantage les polices locales « 

Ancien juge antiterroriste et actuel procureur général de Liège, Christian De Valkeneer souligne l’ancienneté du phénomène djihadiste et le rôle vital du renseignement.

Le terrorisme islamique n’a pas surgi à l’improviste. Il a connu de multiples avatars depuis une trentaine d’années, comme les tentatives d’insurrection nationale dirigées par les Frères musulmans dans le monde arabe, le combat d’Al-Qaeda contre les Occidentaux au départ de l’Afghanistan, à présent, la zone irako-syrienne d’où partent les attaques du califat autoproclamé d’Al-Baghdadi. A la fin des années 2000, l’actuel procureur général de Liège, Christian De Valkeneer, était le juge d’instruction bruxellois spécialisé dans l’antiterrorisme. C’est lui qui, deux jours après les attentats du 11-Septembre, ordonna l’arrestation de Nizar Trabelsi, un ancien joueur de football tunisien qui projetait un attentat contre la base américaine de Kleine Brogel. Il a obtenu ses aveux. Trabelsi était en cheville avec le Franco-Algérien Djamel Beghal, qui fut également condamné en France pour un projet d’attentat contre l’ambassade américaine et le centre culturel de Paris. Après avoir purgé sa peine, Beghal fut placé en résidence surveillée dans le Cantal, en France, où il recevait beaucoup d’activistes de sa génération ou de futurs terroristes : les frères Kouachi (Charlie Hebdo), Amedy Coulibaly (Hyper Cacher) et, aussi, Farid Melouk, bien connu de la justice belge, aujourd’hui réfugié en Syrie (lire aussi  » L’ombre des anciens « , Le Vif/L’Express du 1er avril).

Le Vif/L’Express : Vous qui avez arrêté Farid Melouk, le 5 mars 1998, rue Wéry, à Saint-Gilles, quel souvenir en gardez-vous ?

Christian De Valkeneer : Pour moi, Farid Melouk n’a jamais été un personnage central, bien qu’il ait été condamné pour tentative de meurtre sur la personne des gendarmes venus l’arrêter. La forte personnalité de la bande était Talki Mohamed Badaache, qui fut blessé lors de l’assaut. C’est lui qui avait le parcours le plus impressionnant en Afghanistan, à la fin des années 1980, puis, en Algérie, au début des années 1990. Il gérait, à Peshawar, au Pakistan, la maison qui accueillait les Européens voulant partir se battre en Afghanistan. Quand il est revenu en Europe, il a formé avec Farid Melouk, qui avait aussi été en Afghanistan, et toute une série d’autres, au Danemark et en Angleterre, une cellule plutôt de soutien logistique aux combattants afghans. La Belgique était une base de repli pour les faux papiers, les logements… Les peines infligées à cette bande n’ont pas été très lourdes car l’incrimination terroriste n’existait pas encore, sauf Melouk, qui a été condamné à neuf ans de prison pour avoir tiré sur les forces de l’ordre. A l’époque, on ne pouvait réprimer ce genre d’activités de soutien logistique à une organisation terroriste que par le biais de l’association de malfaiteurs et des infractions de droit commun.

Quelle différence de profil avec la génération actuelle ?

A l’époque, il s’agissait d’hommes un peu plus âgés que ceux qui sont actuellement arrêtés ou recherchés. Ils avaient aussi un profil idéologique plus prononcé et n’étaient pas nécessairement passés par la délinquance de droit commun. Ces gens venaient en Belgique parce qu’ils y avaient des points de chute. Dire qu’on n’a rien fait pour les combattre est faux. La Belgique a été très active sur le plan judiciaire et du renseignement. Les dossiers Melouk, Trabelsi et beaucoup d’autres, dont l’affaire Zaoui (NDLR : un leader du GIA jugé en 1995) le prouvent. Mais dans les années 1990 et 2000, cela ne concernait qu’un nombre relativement limité de personnes. Aujourd’hui, avec la Syrie et l’Irak, on n’est plus du tout dans les mêmes proportions mais les racines du phénomène plongent loin dans le passé.

Des  » anciens  » très idéologisés ont-ils contribué à endoctriner de nouvelles recrues ?

En 2005, je suis parti à Charleroi comme procureur du Roi et je n’ai plus suivi ces dossiers mais je m’interroge toujours. Qu’est-ce qui fait que des jeunes sans profil idéologique particulier basculent si rapidement dans le salafisme ? Les recruteurs ? Cela va au-delà… Il y a, dans une perspective historique, une lame de fond assez profonde. Avec Ahmed Zaoui, on a eu la première exportation du djihadisme algérien sur notre territoire, puis, presque vingt-cinq ans plus tard, des auteurs d’attentats qui n’étaient pas encore nés à cette époque se réclament de la même idéologie. Cela pose question.

Comment se présente la situation dans la province de Liège, où l’on a relevé 26 cas de foreign terrorist fighters ?

La situation n’est pas aussi grave qu’à Bruxelles, mais elle n’est pas dénuée de soucis, surtout à Verviers. Cela exige une vigilance particulière et de bien connaître son terrain grâce à un travail approfondi de collecte de l’information.

Qu’est-ce qui a dysfonctionné à Bruxelles, selon vous ?

Cela restera toujours très difficile de prévenir un attentat de ce type-là. Depuis le 11-Septembre, peu de pays ont été épargnés. La seule manière d’agir, si l’on veut réduire le risque, c’est de très bien connaître le terrain et de maintenir une veille permanente permettant de réagir très vite si quelque chose se passe. C’est la seule issue. L’intervention visible des services de sécurité dans la rue, comme les militaires ou les policiers, a une portée symbolique et psychologique importante pour la population, parce qu’on voit que l’Etat réagit, mais il faut s’intéresser surtout à ce qui pourrait éviter d’en arriver là. Les niveaux 3 ou 4 de la menace coûtent cher pour une efficacité aléatoire. A Zaventem, des militaires patrouillaient dans le hall des départs et des arrivées. Cela n’a rien empêché.

Nos services de sécurité sont-ils en ordre de marche ?

Oui, nous sommes au niveau de ce qui existe à l’étranger en matière de police, de justice et de renseignement. Anticiper de tels actes restera toujours quelque chose de difficile. La police fédérale a acquis une bonne expertise. Dans les années 1990, il n’y avait que sept hommes à la cellule terrorisme de la gendarmerie. Aujourd’hui, la DR3 de la PJF de Bruxelles compte environ 150 membres. A l’échelle du pays, les enquêteurs spécialisés dans l’antiterrorisme sont presque 300. Il y a eu beaucoup d’investissements dans ce domaine. Cependant, il faudrait peut-être étoffer l’implication des polices locales dans la collecte du renseignement sur le terrain car elles sont en première ligne. Quels sont les incubateurs du radicalisme, les catalyseurs des comportements violents et les personnages qui se trouvent en périphérie mais qui pourraient basculer ? C’est un travail invisible et de longue haleine qui devrait encore être approfondi. Il y a aussi la question du financement des activités terroristes, même si les actes commis ne nécessitent pas des moyens énormes. Les nouvelles technologies pourraient aussi apporter quelques solutions. Je pense, en particulier, à la vidéosurveillance et aux caméras intelligentes pour protéger des lieux sensibles comme les gares, les stations de métro ou les aéroports. Mais, à côté de tout l’arsenal policier, de renseignement ou judiciaire, il convient aussi de mener une réflexion en profondeur sur les raisons qui peuvent amener des jeunes qui sont nés et qui ont grandi chez nous à commettre des attentats suicides et à porter des valeurs aux antipodes des nôtres. Il me paraît essentiel de parvenir à décoder les mécanismes qui les animent et de construire des réponses sociétales en mesure de les enrayer.

Entretien : Marie-Cécile Royen

 » Les niveaux 3 ou 4 de la menace coûtent cher pour une efficacité aléatoire  »

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