» Il y a les êtres humains et les êtres cubains « 

La dictature, les racines et l’exil. L’écrivaine Zoé Valdès ne cesse de s’inspirer de sa terre natale. Illustration avec son nouveau roman, Le Paradis du néant (JC Lattès). Fuyant Cuba pour Miami puis Paris, Yocandra doit abandonner sa mère et l’homme de sa vie. A la douleur de l’exil se mêle l’envie de liberté au milieu d’une diaspora cubaine qui réconforte par sa chaleur, mais peut aussi trahir par vénalité. Zoé Valdès se déclare  » presque d’ici  » en évoquant le châtiment cruel de son exil en France. Ses racines sont à La Havane. Mais sa vie est à Paris. Et puis, la succession dynastique entre Fidel et Raul Castro la désole. Mais pourquoi donc la dictature castriste bénéficie-t-elle d’une telle complaisance en Europe ?  » Cuba a toutes les vertus pour enchanter et embobiner les étrangers « , concède Zoé Valdès.

Le Vif/L’Express :  » Qu’est-ce qu’un homme ? Un être fait de poésie, construit et détruit par la poésie « , écrivez-vous. Quelle est votre poésie ?

Zoé Valdès : Celle de la vie, celle de tous les jours. On n’a plus l’£il pour regarder la beauté, la douleur ou l’angoisse des choses. Aujourd’hui, la mélancolie est appelée dépression, alors qu’elle représente un moment extraordinaire. En nous renvoyant à nous-mêmes, elle procure des instants intérieurs sublimes.

D’après vous, l’écriture est  » une arme esthétique « . Pourquoi est-ce un leurre de croire qu’  » on peut transformer un pays par des moyens culturels  » ?

J’écris chaque jour depuis l’âge de 11 ans. L’écriture est un acte de vie, une résistance à la médiocrité du monde. Au lieu de sortir dans la rue, je préfère me réfugier dans l’écriture. J’étais pourtant très rebelle à la fin des années 1980. A Cuba, j’ai participé à des contestations avec des artistes, mais nous étions tellement hors de la réalité. Ce qui m’intéressait, c’était l’art, la vie et l’envie de changer les choses, or la police s’en foutait. Nous n’allions pas faire tomber le régime, d’autant que la culture quotidienne y est si forte. Elle donne lieu à un peuple merveilleux, mais il a pour défaut de ne pas avoir de mémoire ! Face à une culture aussi puissante, on ne peut pas former de résistance. Que peut-on changer lorsqu’on a tout ?

La libération passe-t-elle alors par la révolte populaire, à l’image de ce qui se produit dans certains pays arabes ? Dans votre livre, Le Nihiliste dit :  » C’est peut-être là le problème : personne ne veut jouer sa vie.  » L’engagement de la population fait-il défaut à Cuba ?

Cinquante-deux ans de dictature, c’est dur. Les Cubains sont devenus non pas des robots – les robots sont utiles à quelque chose – mais des personnes fatiguées et malades. Et puis, les pays arabes n’ont pas Miami, des familles proches qui préfèrent l’immobilisme parce qu’elles ont peur. L’argent des exilés est la première rentrée financière de Cuba.

La diaspora permet-elle, en définitive, la survie du régime ?

Miami surtout. Il existe une opposition qui a pris l’habitude de recevoir de l’argent pour ne rien faire. Une vraie opposition doit affronter le gouvernement, réclamer le dialogue, jouer un rôle à l’intérieur du pays, £uvrer à la démocratie… Si les opposants de Miami continuent d’envoyer de l’argent pour le statu quo, la situation pourra rester identique cent ans de plus.

Comment analysez-vous l’accession au pouvoir de Raul Castro et les mesures qu’il a prises depuis lors. Vraie ouverture ou instinct de survie ?

Raoul Castro, c’est la continuation de Fidel. Une succession dynastique castro-communiste. Dans son livre Fidel Castro, le tyran préféré de Hollywood, Humberto Fontova cite une phrase de Raul Castro en 1961 :  » On va faire exploser tout Manhattan.  » Le projet de Raul Castro, c’est Oussama ben Laden qui, d’une certaine façon, l’a accompli. Les mesures qu’il a prises relèvent du maquillage. Il tue un dissident [NDLR : Juan Wilfredo Soto, le 8 mai 2011, après son arrestation par la police de Santa Clara]. Et deux jours plus tard, il annonce que, peut-être, les Cubains pourront voyager comme touristes. Qui a l’argent pour cela ? Quel pays va accorder des visas aux Cubains ? Il autorise la pêche ? Cinquante-deux ans plus tard, je ne trouve pas cela extraordinaire.

Comment expliquez-vous que, dans certains milieux intellectuels en Europe, Cuba n’est pas perçu comme une dictature ?

C’était pareil pour Kadhafi. C’est terrible mais c’est comme cela. Pourtant, il existe aujourd’hui une nouvelle presse  » kamikaze  » qui joue sa vie au milieu de la guerre. Mais à Cuba, ce type de journaliste va rencontrer une mulâtre, se marier, boire du rhum, danser et oublier. Ce qui est terrible, ce n’est pas la presse internationale. C’est ce pays qui a toutes les vertus pour enchanter et embobiner les gens.

Vous venez d’  » une île qui a voulu construire le paradis, mais qui a créé l’enfer « . Qu’est-ce qui vous révolte le plus ?

Ce qui m’enrage, c’est le sort des enfants. L’alphabet rime avec le B de bataille et le C de Castro. On les prépare, à l’école, à combattre l’ennemi avec un fusil. Dans d’autres bouches du monde, cela nous choque ! Aujourd’hui, ils crient que l’Amérique est leur ennemi. Le discours est toutefois plus centré sur l’économie et l’argent. Leur langage rebelle : la mendicité. Je contribue à un travail clandestin, afin de leur montrer que l’histoire de Cuba est différente de ce qu’ils croient. Il s’agit d’un travail de fourmis, que je réalise grâce à des gens qui voyagent là-bas.

Plusieurs héros du livre – comme Le Nihiliste ou La Pustule – ne sont pas désignés par des prénoms, mais par des noms propres. Pourquoi ce choix ?

Ça fait partie du mystère littéraire, mais je crois qu’au fond de moi je voulais définir une certaine situation. A savoir comment on a, à Cuba, transformé les gens en esclaves de leur condition et surtout en ennemis d’eux-mêmes. La meilleure invention castriste ?  » Libérer  » certains prisonniers pour les envoyer en Espagne. Loin d’être libres, ils n’ont pas le droit de revenir à Cuba. Pis encore, si Castro demande à Zapatero de les lui rendre, ce dernier est obligé d’accepter. C’est l’ultime piège pour écarter les opposants que de leur dire qu’on peut les faire revenir en prison s’ils continuent à se rebeller contre le castrisme. Je me suis inspirée de ces destinées pour créer Le Nihiliste, qui a beaucoup de rage en lui, et La Pustule qui a besoin de trahir, besoin de faire du mal.

Pourquoi percevez-vous l’exil comme  » l’un des châtiments les plus cruels  » ?

Je n’ai pas voulu quitter Cuba, mais j’ai eu le droit de venir en France dans les années 1980. Ensuite, je suis rentrée pour changer les choses de l’intérieur. C’était aux dictateurs de partir, pas à moi ! J’avais un pays, une langue, une culture, mais en revenant en exil en France, une seule chose me préoccupait : qu’allais-je devenir ? Mon roman Le Néant quotidien est sorti la même année, mais j’étais si désespérée, que je ne parvenais pas à ressentir de la joie. Ce n’était ni positif ni totalement négatif, puisque le succès m’a ouvert des portes. Le plus important étant que ma fille grandisse dans un pays libre. Je veux vivre ! Je passe ma vie à attendre quelque chose qui n’arrivera pas… Le pays que j’ai laissé n’est plus le même. Il ne me reconnaîtrait pas et moi, je ne le reconnaîtrais pas non plus. Tout a disparu. Cuba représente, pour moi, à la fois une grande beauté et une cicatrice.

Une population cubaine écartelée : n’est-ce pas déjà un des résultats de cinquante années de régime castriste ? Même s’il tombe demain, ne sera-ce pas difficile de recréer une  » nation cubaine  » ?

Les Cubains ne savent pas vivre normalement. Maintenant à Cuba, il y a une génération dont la seule envie est de partir, avoir de l’argent, devenir riche. A force d’imposer des mots d’ordre, de criminaliser la population et de la réprimer, les Cubains sont devenus très avides de l’argent, comme les habitants des pays communistes. Cela laissera des séquelles terribles.

Ce roman aborde un autre paradoxe. D’une part, il critique les  » îlots  » cubains de Miami et de Paris, mais, d’autre part, ce besoin tribal semble vital.

Notre partie indienne a disparu, mais elle reste dans les esprits. Ce besoin de vivre de façon tribale s’explique par le regroupement de gens, éparpillés par la dictature. Les comités de défense de la révolution survivent à tout. Je vis à côté d’un squat, alors ma première tentation est de réunir les voisins, le syndicat, la préfecture. Et puis, j’ai toujours envie d’inviter les gens à faire la fête. Que voulez-vous, c’est dans notre sang. Il y a les êtres humains et les êtres cubains.

Que vous a appris l’exil ?

Il m’a d’abord appris à vivre, comme sortir de chez soi sans regarder si quelqu’un me suit. Je réussis à le faire, mais je continue à semer ce doute chez ma fille en lui disant d’être vigilante. Le peuple cubain a besoin de vie et de liberté ! J’aime la France, son Histoire, sa culture, mais j’ai parfois du mal à savoir si je peux rire ou pas. Avec les années, j’apprends à vivre de façon plus vaste. C’est comme prendre le train et pouvoir ouvrir les rideaux, afin de voir tout le paysage.

Pourquoi La Ida, alias la mère de votre héroïne Yocandra, garde-t-elle une foi en l’homme ?

Cuba constitue la famille, la patrie, la vraie mère. Quant au vrai père, il s’agit de Castro. Quand on ne voit pas ses parents, parce que la politique vous l’impose, cela donne un autre sens aux valeurs familiales. J’ai un grand-père d’origine chinoise et une grand-mère d’origine irlandaise, qui me parlait de druides et de celtes, or mon pays s’est ensuite fermé à ses mélanges enrichissants. Ce métissage a sauvé ma famille et nous a donné une autre façon d’imaginer la vie. Je fais toutefois partie d’une génération qui a été sauvée du castrisme grâce aux mères et aux grands-mères.

Ce livre étant un roman d’amour, l’amour incarne-t-il une bouée plus forte que la dictature ?

C’est même la seule bouée qui existe ! Je n’ai pas une vision romantique de la vie, mais je suis persuadée que l’amour est plus fort que la dictature, car ce sentiment est plus puissant que la haine. L’amour donne des forces. On a tous des moments de fatigue et de fragilité, mais il y a aussi tant de belles choses grâce à l’amour et à l’envie de vivre. Je peux combattre  » le paradis du néant  » grâce aux mots, à l’écriture, à ma fille et à la vie de famille qui me comble.

 » J’aime rêver, rêver ne coûte rien, ou peut-être bien que si.  » Quel prix a le rêve de liberté ?

Le prix le plus important est le prix de la vie. Or, à force de vivre dans l’esclavage réel ou mental, on peut perdre sa vie. Même si je n’ai pas donné ma vie pour la liberté, j’en ai payé un prix très élevé qui en vaut toutefois la peine. Quand on commence à la vivre, la liberté a un goût un peu amer. C’est si fort, qu’on ne comprend pas ce qui nous arrive. Il s’agit d’un fabuleux droit pour les êtres humains, celui de polémiquer, de voter, de vivre tout simplement. Contrairement aux jeunes des pays arabes, la plupart des Cubains n’ont pas accès à Internet. Mes £uvres y sont interdites, mais elles entrent de façon clandestine et sont vendues en cachette. Avant, Castro disait que j’étais une ennemie du peuple, mais aujourd’hui on ne prononce plus le nom des exilés. On n’existe plus, c’est pire ! Tant que le monde continuera à être admiratif de Castro ou de Chavez, on aura droit aux problèmes et aux démocraties populistes. Je garde néanmoins l’espoir d’une génération qui se battra pour ne pas tomber dans l’horreur. Le monde a toujours trouvé la voie de la liberté.

La vôtre étant celle de l’écriture, quel est le rôle de l’écrivain ?

Gilles Deleuze disait que  » la littérature doit être subversive « , mais elle doit aussi être passive et merveilleuse. Ce qui compte, c’est la richesse de la diversité. Je ne suis pas du côté des politiciens et des tribunes, mais quand on me questionne sur ces sujets, je réponds. Cela fait de moi une personnalité dérangeante, voire perturbante. Un écrivain n’est pas un leader, c’est un être de contradictions, de certitudes et de liberté surtout. Mes plus grandes libertés sont mon écriture, mes livres et ma vie. Je peux observer les gens afin de me nourrir d’eux. Alors qu’à Cuba tout le monde pense la même chose, je cherche toujours la différence et la richesse. Il y a une belle et une pauvre histoire, la belle histoire étant celle de chacun d’entre nous.

Le Paradis du néant, par Zoé Valdès, éd. JC Lattès, 331 p.

PROPOS RECUEILLIS PAR KERENN ELKAÏM ET GÉRALD PAPY, À PARIS

 » On a transformé les gens, à Cuba, en esclaves de leur condition et surtout en ennemis d’eux-mêmes « 

 » Je fais partie d’une génération qui a été sauvée du castrisme grâce aux mères et aux grands-mères « 

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