» Il y a des gens qui en savent plus, mais ils ne parleront pas « 

Le 18 juillet 1991 était assassiné André Cools, ancien président du Parti socialiste. Le sénateur Philippe Moureaux, formé dans l’ombre du maître de Flémalle, évoque l’héritage laissé par son mentor, ainsi que les circonstances troubles de sa mort.

Vingt ans ont passé, mais rien n’a altéré l’estime infinie que voue Philippe Moureaux à André Cools, qu’il continue de considérer comme un deuxième père. Entre ces tenants d’un socialisme à la dure, l’un bruxellois, l’autre liégeois, la rencontre – le coup de foudre, devrait-on dire – remonte à 1972. Le premier est alors jeune attaché de cabinet, le second est vice-Premier ministre. Ils ne se quitteront plus. Président du Parti socialiste belge, encore unitaire, de 1973 à 1978, puis du PS, de 1978 à 1981, Cools y sera secondé par Moureaux, dont il fera son chef de cabinet, avant de le nommer ministre de l’Intérieur. Aujourd’hui sénateur et bourgmestre de Molenbeek, Philippe Moureaux (72 ans) assure que le PS reste marqué par l’héritage coolsien.

Le Vif/L’Express : Vingt ans après la mort d’André Cools, pensez-vous que le Parti socialiste conserve une part de son héritage politique ?

Philippe Moureaux : En tout cas, moi, je suis un héritier. [Il désigne du bras une photo d’André Cools, au mur de son bureau, dans la maison communale de Molenbeek.] Le style qui est le mien, par exemple, se rapproche du style d’André Cools, direct et sans langue de bois.

Certains, tant à propos d’André Cools que de vous, parlent d’un style brutal.

Oui, on est parfois brutal. On lâche les choses. C’est un style qui se perd tout doucement. Les années 1970, c’était l’époque des grands meetings et des orateurs avec un peu de romantisme. Beaucoup de romantisme, chez André. C’est devenu assez rare. Les meetings ne sont plus des endroits de conviction, ce sont des endroits de célébration. A l’époque, on pouvait emporter la différence dans un meeting ; maintenant, on l’emporte dans un débat télévisé.

Sur le fond, percevez-vous quelque chose d’André Cools dans le PS actuel ?

Le Parti socialiste, en Belgique, est tout de même l’un des partis les plus à gauche de l’Internationale socialiste. Et ça, au départ, c’est un apport d’André Cools. Auparavant, Edmond Leburton [NDLR : président du Parti socialiste belge de 1971 à 1973 ] était un homme avec un fort discours social, mais plutôt de centre-gauche. Et avant lui, Paul-Henri Spaak, par exemple, était très centriste. La preuve, c’est qu’il a ensuite rejoint un parti de centre-droit [NDLR : le FDF, en 1971 ]. Quand André Cools est devenu président, il a imprimé un virage à gauche. Par la suite, je l’ai aussi porté dans le parti. Cela reste, et je pense que c’est un héritage coolsien. Laurette Onkelinx appartient à cette lignée. Même si elle est plus sage.

Ce n’est donc pas un hasard si, lors de la crise financière, Laurette Onkelinx est la personnalité socialiste qui a plaidé avec le plus de vigueur pour transformer Fortis en une grande banque publique ?

Cela illustre ce que je viens de vous dire. Dans les leaders de la génération actuelle, c’est Laurette qui a conservé une part de cet héritage.

Et en dehors d’elle ?

Même Elio Di Rupo… Sur le fond, il a tout de même marqué assez à gauche le Parti socialiste. Je dirais que, comme M. Jourdain fait de la prose sans le savoir, peut-être qu’Elio fait du coolsisme sans s’en rendre compte. Mais dans un style, lui, tout à fait différent, qui est même l’opposé de Cools.

Comment se manifeste cet ancrage à gauche ?

Souvenez-vous de la directive Bolkestein [NDLR : du nom d’un commissaire européen, qui prévoyait de libéraliser les services ]. Un petit parti socialiste européen a sonné l’alarme et a obligé la grande machine à reculer. C’est un exemple merveilleux. On peut y réfléchir sur le plan historique, mais, à court terme, c’était vraiment une catastrophe d’imposer ce genre de choses. Et personne n’avait réagi. C’est ici, au Boulevard de l’Empereur, autour d’Elio, qu’on a commencé à réagir. Si vous me permettez un propos plus général, on a voulu l’Europe, mais pour moi, on va beaucoup trop vite. André Cools en était tout à fait convaincu : la construction européenne avançait parce que le grand frère américain le voulait.

Il n’aurait pas été très chaud pour élargir l’Union européenne à 27 pays ?

En soi, c’est merveilleux. Mais on va trop vite, c’est tout. Le rythme a été imposé par l’extérieur. On obéit toujours aux Américains. Regardez : Obama annonce qu’il va retirer les troupes. Dans l’heure, Sarkozy annonce la même chose, et, la semaine suivante, M. De Crem suit à son tour. Nous n’existons pas. Et ça, l’impuissance de l’Europe, ça faisait enrager André Cools.

En quoi Cools était-il trempé, plus que d’autres, dans les valeurs de la gauche ?

Parmi les grands dirigeants de gauche, il faut distinguer les opportunistes et les croyants. Cools appartient à ceux qui croient à la gauche, qui croient à la nécessité de plus d’égalité entre les personnes. Pour moi, être de gauche, c’est ça : pour tous les actes que vous posez, vous devez vous demander, dans les circonstances présentes, comment je préserve, ou comment j’améliore, l’égalité entre les êtres humains. C’est pour ça que je suis antiraciste, internationaliste, c’est pour ça que je me bats pour les plus faibles. A un moment donné, Cools aurait pu se contenter de jouir des plaisirs de la vie. Mais il s’est toujours occupé des plus faibles. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir des grandes colères contre les paresseux, contre ceux qui profitaient du système.

La gauche de Cools, ce n’était pas une gauche angélique ?

Pas du tout. Il pouvait parfois être très dur quand, à certains moments, il fallait faire des sacrifices – je pourrais le comparer à Georges Papandréou, l’actuel Premier ministre grec.

Dans la banlieue liégeoise des années 1970, n’y avait-il pas chez les ouvriers – y compris parmi les militants socialistes – beaucoup d’hostilité à l’égard des étrangers ?

Mais si ! Sur ce plan-là, la gauche doit toujours être éducative, et ne pas suivre. L’être humain a une tendance naturelle à avoir peur de l’autre, l’étranger, celui qui n’est pas de la même classe sociale, qui n’a pas la même religion, qui n’est pas habillé comme vous. André Cools était très, très conscient de ça. Il ne supportait pas le racisme. Quand il s’exprimait sur le sujet, c’était souvent pour défendre les Italiens, qui subissaient à l’époque ce que subissent aujourd’hui les Arabes.

Le fait que son père ait été déporté par les nazis le rendait particulièrement sensible à cette question ?

Là, je le trouvais à la limite trop violent. Je l’imagine avec cette histoire d’amnistie pour les collaborateurs, récemment acceptée au Parlement. Enfin, pas acceptée en tant que telle… Mais on a accepté d’en discuter. Là, je n’étais pas d’accord avec lui. Moi, je pense qu’on ne peut pas pardonner la Shoah, évidemment, mais, pour le reste, on doit pouvoir accepter que le temps passe. Comme c’était un homme d’opinions tranchées, l’amnistie, pour lui, c’était le mal absolu. Cools était très proche des républicains espagnols. Il en a accueilli dans la région de Liège, après la victoire de Franco, comme il a accueilli des Chiliens après le coup d’Etat contre Salvador Allende, en 1973. Cools a toujours été un internationaliste.

Et un régionaliste, aussi.

Ah oui ! Là, je l’ai vu évoluer très fort. Quand je débute à ses côtés, en 1972, il a encore l’espoir qu’à travers le socialisme on va surmonter les tensions communautaires… Il est renardiste, mais pas renardiste radical (1). Ce qui va le radicaliser, avec parfois des propos très violents à l’égard des Flamands, c’est l’affaire de la sidérurgie wallonne. Quand certains leaders flamands utilisent le slogan  » Plus un sou pour l’acier wallon « , lui qui vient de Flandre et qui vit dans une commune où tant de mineurs et de métallos sont d’origine flamande, il ne comprend pas : comment peut-on rejeter ces ouvriers ? Là, il a viré. Il est devenu fédéraliste radical, au moins…

Quand vous dites  » fédéraliste radical, au moins « , cela signifie que, dans sa tête, la page Belgique était déjà tournée ?

Il était très déçu de la Belgique en général. Très déçu aussi de certains socialistes flamands qu’il aimait beaucoup, des gens chaleureux comme Jos Van Eynde [NDLR : coprésident du Parti socialiste belge de 1971 à 1975], qui ne faisaient pas de différence entre un travailleur wallon et un travailleur flamand.

Depuis le verdict rendu par la cour d’assises de Liège, en 2004, la vérité judiciaire retient un assassinat orchestré par de petites frappes, sans vraie dimension politique. Pour vous, c’est la vérité ?

Il y a une vérité en partie. Je crois que les auteurs, on les a vraiment arrêtés. Je pense que, sans doute, on a effectivement identifié la couche supérieure. Je dis : sans doute. Je n’ai pas de vérité absolue. Mais il n’est pas impossible qu’il y ait au-dessus, en dehors des auteurs et de la couche intermédiaire, des manipulations à un niveau plus élevé. On n’en a jamais eu la preuve. Cela reste un grand point d’interrogation.

La théorie du complot politique, vous y avez cru ?

J’y crois toujours. On l’a tué pour des raisons politiques, cela ne fait aucun doute.

Ce n’est pas ce que disent les actuels dirigeants du PS liégeois.

Ils disent quoi alors ?

Qu’André Cools a été tué pour des motifs minables.

C’est un peu un mot d’ordre dans le parti. Il ne faut pas trop remuer ça. Maintenant, il peut s’agir de motifs politiques relativement minables. Il faut voir à quel niveau cela a joué. Mais que les organisateurs de l’assassinat aient été guidés par des motivations politiques, c’est certain.

Quelles motivations politiques ?

On ne va pas revenir là-dessus. Cela ne vaut plus la peine.

Croyez-vous qu’on pourrait encore en apprendre dans les années à venir ?

Peut-être que, dans vingt, trente ans, on découvrira quelques documents. Comme historien, je sais que ça arrive. Beaucoup plus tard. Une confession… Ce n’est pas impossible. Mais je ne pense pas que des révélations pourraient bientôt venir.

Vous pensez que, dans les figures importantes du PS liégeois, aujourd’hui, il y a des gens qui en savent plus qu’ils ne le disent ?

Bien sûr. Il y a des gens qui en savent plus, certainement. Mais ils n’en parleront pas. Jamais.

Pourquoi ?

Parce qu’il y a une forme d’omerta. On m’en a beaucoup voulu de l’avoir brisée. Peut-être même que, pour la santé de tout le monde, il vaut mieux tourner la page. Moi, je l’ai tournée. J’ai été pendant trois, quatre ans obsédé par la recherche des coupables. C’était trop, un peu maladif, je ne le cache pas. Quand on a trouvé au moins les acteurs immédiats, j’ai commencé à prendre de la distance, à ne plus penser à ça tous les soirs avant de m’endormir. Il faut tourner la page. Sinon, la vie devient impossible. Maintenant, si j’ai tourné la page de l’enquête, je n’ai pas tourné celle d’André Cools, une des personnes les plus merveilleuses que j’ai rencontrées. Au-delà de la politique, j’avais une telle dose d’affection pour lui. Cela m’étonne toujours d’entendre qu’on n’a pas d’amis en politique. Moi, en tout cas, j’en ai. Pas des masses, mais j’en ai. Avec Cools, c’était amitié, affection et respect.

(1) Le renardisme est un courant du régionalisme wallon. En référence à André Renard, leader syndical liégeois, figure de proue des grandes grèves de 1960-1961.

FRANÇOIS BRABANT

 » On a voulu l’Europe, mais on va beaucoup trop vite. Le rythme est imposé par l’extérieur «  » Pour moi, être de gauche, c’est se demander, pour tous les actes qu’on pose, comment on préserve ou améliore l’égalité entre les êtres humains « 

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