» Il ne s’interdit pas d’aimer «
Universitaire et écrivain, spécialiste du XVIIIe siècle, Chantal Thomas revient sur la définition du libertinage et sur la personnalité de celui qui l’incarne.
Le Vif/L’Express : Quel diable d’homme est donc le libertin ?
Chantal Thomas : La première injonction de la philosophie libertine est de refuser l’autorité, politique ou divine. Le libertin est un grand seigneur, qui se complaît dans cette posture de défi. Ses transgressions menacent le pouvoir, l’ordre du monde, jusqu’à Dieu dans les cas extrêmes. Cette attitude n’est pas sans paradoxes, car il ne peut y avoir de transgression sans loi, sans règle, sans carcan. Aussi, lorsque Sade proclame son athéisme, se reprend-il aussitôt, en réinstaurant la présence de Dieu pour pouvoir mieux l’insulter ! Lorsque, dans Les Liaisons dangereuses, le vicomte de Valmont décide de séduire la présidente de Tourvel, il dit, en substance : » J’aurai cette femme, je l’arracherai à Dieu même ! » Le libertin n’est pas un révolutionnaire, encore moins un anarchiste. L’idée de changer la société est extraordinairement pénible à cet homme qui ne croit ni à la justice ni à l’égalité. La société d’ordres hiérarchisée de l’Ancien Régime lui convient, du moment qu’elle lui ménage un espace de plaisirs.
Casanova est-il de ce bois-là ?
Dans ses Mémoires, Casanova revendique à plusieurs reprises la qualité de » fieffé libertin « . Mais la contestation radicale lui est étrangère. A la mise en question d’une puissance supérieure, il a préféré le masque, le dédoublement, le jeu, l’esquive. Il est libertin au sens où il s’autorise tout et ce, pour le seul amour du jeu. Casanova est le metteur en scène de ses propres plaisirs. N’oublions jamais qu’il est né à Venise, ville du théâtre et du carnaval. Sa morale est légère et irresponsable, aux antipodes du libertinage de cruauté d’un Valmont ou d’un don Juan.
Y compris avec les femmes ?
Le libertinage a une parenté avec la stratégie militaire. Ce n’est pas un hasard si l’officier d’artillerie Choderlos de Laclos écrit Les Liaisons dangereuses en même temps qu’un ouvrage sur Vauban. La conquête d’une femme est un plan de bataille, un siège. Résistera- t-elle ? Tout l’enjeu est là. Si elle se donne, elle est fichue. Casanova, lui, n’est pas un stratège, c’est un promeneur décidé à jouir de ses rencontres. Histoire de ma vie, son chef-d’£uvre, est une très belle série de portraits de femmes.
Dans Casanova, un voyage libertin (Folio), vous écrivez que Casanova a inventé le libertinage voyageurà
Oui, il n’a cessé de voyager entre 1734 et 1797. Pendant plus de soixante ans, il parcourt près de 70 000 kilomètres. Le mouvement lui est vital : afin de satisfaire des désirs, mais aussi de s’esquiver lorsque le vent tourneà Au départ, le jeune Casanova souhaite, par esprit d’aventure et curiosité, aller à la découverte du monde. Au fil des années, ses étapes semblent rythmer une longue fuite pour échapper aux créanciers, aux puissants et à la prison. Le Vénitien a un talent spectaculaire de l’arrivée et un art de l’éclipse. L’époque regorge de personnalités de ce genre : Cagliostro, Saint-Germain, le chevalier d’Eonà Leur arrivée dans une ville est un événement et, à la Cour, un divertissement. Les grands ont besoin d’eux pour apporter ce dérèglement passager, cette respiration, qu’on retrouve avec le carnaval. Dans le langage commun, il y a confusion entre lui et don Juanà
Don Juan est une figure romanesque, que l’on connaît grâce à la comédie de Molière et à l’opéra de Mozart. C’est un héros du plaisir masculin et du plaisir à faire souffrir. Casanova, lui, n’est pas un personnage, il s’est créé lui-même et il est l’inventeur de son propre mythe. » Ma matière, c’est ma vie « , écrit-il. Dans le jeu de la séduction, à l’inverse de don Juan, il accepte d’être subjugué par l’autre, de vaciller, de perdre pied. Il ne refuse pas l’amour, même si, in fine, il lui préfère son propre mouvement : » J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré la liberté. »
Autre confusion : libertinage et débaucheà
Le débauché ne croit ni au principe de plaisir, ni au jeu, ni aux saveurs, ni à l’harmonie auxquels l’hédonisme du libertin aspire. Le débauché est dans la précipitation et l’indélicatesse, c’est un homme qui chute.
Par quel livre aborder Casanova ?
Je recommande un petit texte qu’il a écrit en italien, Le Duel (Mille et une Nuits), récit de son combat avec le noble polonais Branicki. De ce récit très bref émergent toutes les qualités de Casanova : intelligence des situations, héroïsme, élégance. C’est la meilleure introduction à son chef-d’£uvre, Histoire de ma vie, rédigé, lui, en français.
PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUEL HECHT
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