Mardi 15 mars, rue de la Loi: fin de partie sur les factures d'énergie. Retour à la table de jeu vendredi, sur la transition énergétique et le nucléaire. © PHOTONEWS

Il a une cravate bleue, des cheveux, et un gouvernement qui s’engueule. Qui est-ce?

Les discussions infinies et confuses sur la réduction de la facture d’énergie, conclues le 14 mars, avant une grande négociation sur l’avenir énergétique de la Belgique, prévue le 18 mars, n’ont pas été qu’un petit jeu. Chaque participant y a défendu sa cause… et les intérêts des siens.

Qui est-ce? C’est la Vivaldi à l’issue d’une négociation nocturne, la première de la semaine. Ils sont presque tous là, le 15 mars, à 9 h 30, cinq ministres alignés sur l’estrade du bunker du 16 rue de la Loi comme cinq cartes sur un plateau de jeu, sauf que ce n’est pas un jeu, c’est la vie, avec ses factures d’énergie impayables et ses solutions politiques incompatibles.

Ils ont tous un veston de costume qui va du bleu foncé au noir clair, ils ont tous une cravate, sauf une, tchic tchic tchic tchic, c’est la ministre de l’Energie Tinne Van der Straeten (Groen), aucun n’ a une cravate noire, tchic tchic tchic tchic, sauf un, c’est le ministre de l’Emploi et du Travail Pierre-Yves Dermagne (PS), ils ont tous des cheveux, sauf un, tchic tchic tchic tchic, c’est le ministre des Finances Vincent Van Peteghem (CD&V), ils ont tous des lunettes, sauf un, tchic tchic tchic tchic, c’est le Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD), aucun n’est blond, tchic tchic tchic tchic, sauf un, c’est le ministre de la Mobilité Georges Gilkinet (Ecolo), et aucun n’ a une cravate rayée, tchic tchic tchic tchic, sauf un, c’est le ministre des Classes moyennes David Clarinval (MR).

Même pressé un libéral se défendra en libéral, même dominé un écologiste pliera en écologiste, même soliste un socialiste louvoiera en socialiste.

On dirait de ces cartes posées épaule contre épaule, que rien d’autre ne distingue qu’un accessoire, comme dans le Qui est-ce? de notre enfance, on dirait un jeu sauf que ce n’est pas un jeu, c’est la vie, et ces bustes qui se côtoient sur une estrade n’ont pas que les lunettes, les cravates ou les cheveux qui diffèrent, lorsqu’ils décident de baisser la TVA sur le gaz et l’électricité, tchic, de baisser les accises de 17,5 centimes par litre de carburant à la pompe, tchic, de donner deux cents euros aux personnes qui se chauffent au mazout ou à la bonbonne, tchic, et de bloquer les prix du train, tchic. Chaque ministre entre dans la salle de négociation avec, sur le dos, autre chose qu’un veston: le poids des catégories de la population qu’il représente, de leurs valeurs, qu’il porte, et de leurs intérêts, qu’il défend. Ceux des automobilistes, des navetteurs, des propriétaires, des classes populaires, des allocataires ou des entrepreneurs.

Rangés là, tous les mêmes à un motif de cravate près, à se réjouir, les cinq ministres font croire que c’était urgent, que les questions n’étaient que techniques, que leur réponse était pragmatique, et que le compromis, donc, n’était qu’évident, et qu’au fond ils ne font jamais rien de politique, et surtout pas quand ils décident de consacrer 1,3 milliard d’euros d’argent public à baisser les factures d’énergie des uns et des autres. C’est faux, évidemment, parce que le choix d’une politique est toujours politique, que même un compromis n’arbitre jamais qu’entre des idéologies, qui sont des visions du monde, et qui ne devraient pas être vues comme un gros mot, car ce n’est pas sale. C’est même plutôt très propre.

Il y a des considérations de petite tactique quotidienne qui pèsent, bien sûr, la pression du temps, de la pensée dominante du moment, qui se fait sentir, les querelles des ego qui s’érigent en obstacle. Mais même pressé un libéral se défendra en libéral, même dominé un écologiste pliera en écologiste, même soliste un socialiste louvoiera en socialiste.

La forte pression née de l’explosion des prix de l’énergie, qui vaut déjà, en huit mois, la troisième intervention urgente de ce gouvernement pour limiter la hausse des factures, a imposé cette réunion nocturne, le 14 mars, alors que certains porteurs de cravate de la Vivaldi auraient bien voulu l’intégrer à la discussion nocturne annoncée pour ce 18 mars, qui devra baliser l’avenir énergétique du pays pour les décennies à venir. Lesquels? Ils ont une cravate comme les autres, mais donner de l’argent à ceux qui roulent en voiture, alors que ce sont surtout ceux qui n’en ont pas que les écologistes défendent, et ne pas pouvoir l’équilibrer avec autre chose que le blocage du prix du billet de train, c’est les écologistes que ça dérange. Eux, tchic, ils auraient bien voulu intégrer ces dispositions dans la grande discussion de la fin de la semaine, entre cravates, sur l’accélération de la transition écologique – prolongation du nucléaire comprise ou pas. Ils avaient d’ailleurs déposé une note, lundi matin, contenant d’importantes requêtes à cet égard, tchic, elle a été renvoyée à vendredi. Le Premier ministre De Croo, ce libéral qui considère que « le marché est devenu fou », dans sa note de synthèse de lundi après-midi, avait prévu un paragraphe évoquant la nécessité de cette transition, il a été effacé dans la soirée de lundi, tchic: les libéraux francophones n’en voulaient pas.

Quoi de plus rigolo qu'un jeu de société entre collègues?
Quoi de plus rigolo qu’un jeu de société entre collègues?© PHOTONEWS

L’urgence ainsi conquise de limiter l’aire de jeu à la réduction des factures d’énergie, et de rendre la partie de vendredi encore plus compliquée, il fallait encore éliminer quelques ambitions, ou en reconnaître d’autres.

Costume jaune et noir

La prime de deux cents euros pour les foyers alimentés au mazout, tchic, au propane, tchic, et au butane, tchic, porte des lunettes qu’on reconnaît de loin: elles sont francophones, car ces combustibles réchauffent surtout des ménages wallons (Bruxellois et Flamands se chauffent principalement au gaz). D’ailleurs, il a un flambeau et un costume jaune et noir, et Bart De Wever a dès mardi matin demandé s’il y avait encore des Flamands à la table de négociations, et au PS on en était très fier comme si on lui avait reclaqué le visage, dans un grand tchic moqueur, contre la plaquette du jeu.

On se donne l’air de fanfaronner, aussi, d’avoir obtenu la baisse de la TVA, de 21 à 6%, sur le gaz et l’électricité, au PS. C’est vrai que la TVA, qui taxe les consommateurs, et qui donc les responsabilise, qui est proportionnelle et non progressive, et donc qui dérange moins les gros consommateurs que les petits, ne peut avoir les faveurs d’un socialiste, même quand il porte la cravate. La baisse de la TVA sur l’énergie était au programme 2019 du Parti socialiste. Mais on n’a pas insisté dessus plus tôt parce qu’on n’a pas pu l’imposer dans l’accord du gouvernement et, qu’alors, c’est le PTB qui s’est emparé du monopole de la revendication. Lui, il s’amuse beaucoup de voir le PS dire se réjouir d’avoir adopté une mesure dont il estimait pourtant qu’elle était inutile, et même plutôt favorable aux riches, depuis quelques mois que le PTB la réclamait, tchic.

Défendre les intérêts d’un segment de la population n’est pas une chose sale: quand les politiques n’en défendront vraiment aucun, ce ne sont que pour leurs propres intérêts qu’ils se battront.

Écologie de marché et marché de l’écologie

Beaucoup des autres porteurs de cravate regimbaient à limiter les prix de l’énergie pour les consommateurs, y compris par des baisses d’impôts sur la consommation et sur les accises. Il y a ceux que le costume bleu attache à l’équilibre du budget de l’Etat, tchic tchic tchic tchic, qui trouvaient déjà l’an passé que cet argent serait nécessaire à assurer d’autres besoins, et qui ont plaidé jusqu’au bout pour limiter l’ampleur des baisses, contre le ministre des Finances à la cravate orange, notamment. En outre, même si un libéral plaidera toujours pour limiter l’imposition, la fiscalité sur la consommation est censée orienter, en haussant les prix, la demande vers d’autres produits, et c’est un instrument apprécié pour encourager la transition environnementale. Elle est appelée par les libéraux, qui voient parfois le marché comme une fin en soi, le « signal prix ». Certains éco- logistes, qui peuvent voir le marché comme un moyen, en partagent la méthode. Tout le tax-shift mis en oeuvre sous le gouvernement Michel, qui a allégé la fiscalité sur le travail tout en alourdissant celle sur les comportements considérés comme problématiques car mauvais pour la santé – les accises sur l’alcool et le tabac – ou pour la planète – la hausse de la TVA sur l’électricité et des accises sur les carburants – s’en inspirait.

Et l’accord du gouvernement De Croo, dans un chapitre sur lequel libéraux et écologistes se retrouvèrent, s’engage à examiner la possibilité de « décourager le plus possible l’usage des combustibles fossiles, par l’instauration d’un instrument fiscal ». Ils ont des costumes bleus, tchic, parfois des cravates vertes, tchic, (« le train reste plus concurrentiel », répétait encore Georges Gilkinet mardi matin) et leur entrain pour baisser la TVA sur l’énergie était d’autant plus limité que certains des segments de la population qu’ils représentent n’en auraient rien ressenti, cet impôt étant pour beaucoup d’entrepreneurs et d’indépendants déjà largement déductible. Mais si écologistes et libéraux peuvent partager le bout de chemin d’un « signal prix » sur les comportements polluants adoptés par les consommateurs, tchic, les costumes verts et les costumes rouges, eux, s’accordent depuis des mois pour, une fois la TVA baissée temporairement, faire glisser la fiscalité sur le gaz, l’électricité, et les carburants, vers les accises, qu’il est plus facile de rendre plus progressives (en fonction de la consommation et des revenus, notamment), tchic.

Il n’était pas de la partie de Qui est-ce? gouvernemental, mais il a une barbe, un costume bleu et une casquette de Formule 1, et ce libéral a choisi de s’éloigner, sur l’autoroute du signal prix, de cette écologie de marché lorsqu’elle concerne la fiscalité automobile, qu’il estime trop lourde. Il sait que 75% des ménages belges possèdent au moins une voiture, que cette voiture consomme du carburant, et que plus on dispose de revenus élevés, plus on possède de voitures. Il défend ces intérêts-là, c’est son droit et c’est même son devoir. Chaque politique en porte des spécifiques, sous des costumes interchangeables. Car défendre les intérêts d’un segment de la population n’est pas une chose sale: quand les politiques n’en défendront vraiment aucun, ce ne sont que pour leurs propres intérêts qu’ils se battront.

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