Derrida, Lacan et Foucault, anciens " parias " de la pensée, jouissent aujourd'hui d'une nouvelle sainteté. © ULF ANDERSEN/GETTY IMAGES - STILLS BOTTI/PHOTO NEWS - BETTMANN/GETTY IMAGES

Hier ne meurt jamais

Quinze ans après la mort du dernier représentant de la  » French Theory « , celle-ci est plus vivante que jamais. Symptôme de stérilité du présent, ou juste hommage à un moment exceptionnel de l’histoire de la pensée ?

Le 9 octobre 2004, Jacques Derrida décédait des suites d’une longue maladie qui l’avait obligé à suspendre in extremis les séances du séminaire bimensuel qu’il animait depuis 1984 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris. Jusqu’au dernier moment, des foules d’étudiants venus du monde entier avaient pris d’assaut le grand amphithéâtre du bâtiment du boulevard Raspail, le remplissant jusqu’à la garde une heure avant le début programmé de chaque séance. A l’instant de sa mort, Derrida était une gloire comme on n’en avait plus vue depuis longtemps – une gloire que les nombreuses controverses suscitées par le concept le plus célèbre de son oeuvre (celui de  » déconstruction « ) avaient encore augmentée. Mais il n’était pas le seul : avec sa disparition, c’était le dernier représentant de toute une génération de philosophes, sociologues ou psychanalystes français loués (ou honnis) à travers le monde sous l’étiquette de  » French Theory  » qui s’éteignait. Deux ans auparavant, Pierre Bourdieu avait rendu les armes à son tour, suivant Jean-François Lyotard (mort en 1998), Gilles Deleuze (qui s’était défenestré en 1995), Louis Althusser (disparu en 1990), Michel Foucault (emporté par le sida en 1984), Jacques Lacan (éteint en 1981) ou Roland Barthes (écrasé par un camion en 1980). Pour les contempteurs de ce qui fut aussi appelé  » pensée 68  » (suivant le titre d’un best-seller mesquin signé par Luc Ferry et Alain Renaut en 1985), la sortie de scène de Derrida constitua donc un soulagement : leur ultime figure de proue évincée, il allait enfin être possible de revenir aux choses sérieuses. Sauf que ce n’est pas ce qui se produisit.

Citer Lyotard, Bourdieu ou Lacan dans un travail d’étudiant ou de chercheur équivalait à se tirer une balle dans le pied.

A la mort de Derrida, le cortège des noms définissant le corpus de la  » French Theory « , s’il bénéficiait d’une impressionnante reconnaissance internationale, entre autres dans le monde des départements de littérature comparée des facultés anglo-saxonnes, demeurait un embarras pour l’université française. Citer Lyotard, Bourdieu ou Lacan dans un travail d’étudiant ou de chercheur équivalait à se tirer une balle dans le pied : pour les représentants des institutions académiques, ceux qu’ils appelaient  » poststructuralistes  » ou  » postmodernes  » devaient être passés sous silence. A leurs yeux, la prose complexe, les idées étranges, les propositions théoriques en opposition ouverte avec le statu quo conceptuel, les expérimentations intellectuelles des grandes figures de la  » pensée 68  » ne constituaient rien d’autre que de la poudre aux yeux. Dès la fin des années 1970, qui avaient propulsé ceux-ci sur le devant de la scène éditoriale et médiatique, les tentatives de les ridiculiser ou de les réduire au silence n’avaient du reste pas manqué : de satires en pamphlets (tels L’effet y’au de poêle de François George en 1979 ou Le Roland Barthes sans peine de Michel-Antoine Burnier ou Patrick Rambaud l’année précédente) et de dénonciations en dézinguages (comme La pensée 68 déjà cité, ou Impostures intellectuelles de Alan Sokal et Jean Bricmont en 1998), c’était même devenu un genre littéraire en soi. Les arguments étaient toujours les mêmes : critique de ce qui apparaissait comme du  » jargon  » dissimulant une absence de pensée, anathème lancé contre ce qui ressemblait à une remise en cause de la  » science  » ou des valeurs de  » l’humanisme  » ou de la  » démocratie « , et ainsi de suite.

Classiques modernes

Pour les critiques de Foucault, Deleuze et consorts, il allait de soi que le sortilège de la séduction représentée par leur pensée allait se dissiper, avec l’aide de ce qu’il fallait de barrages visant à empêcher qu’elle vienne contaminer les jeunes esprits. Pourtant, près de quinze ans après la disparition de Derrida (et quarante après celle de Barthes, le premier à avoir quitté la scène), force est de constater que les penseurs de la génération 68 sont plus présents que jamais, dans l’université aussi bien qu’en dehors. Rien n’en rend mieux compte que l’actualité éditoriale dans le domaine des essais, qui voit apparaître à chaque saison sa nouvelle volée d’inédits, de transcriptions de cours et de rééditions en poche – et les pages de commentaires élogieux dans les suppléments culturels des journaux. Ainsi de trois nouveautés importantes parues au Seuil cet hiver : Geschlecht III (1) de Derrida, le texte d’une conférence de 1985 resté inachevé ; La sexualité, suivi de Le discours de la sexualité (2), deux cours inédits de Foucault datant des années 1960 ; et le passage en poche du séminaire de 1955-1956 de Lacan sur Les psychoses (3). Editées avec le soin méticuleux qu’on réserve d’ordinaire aux reliques, elles disent la nouvelle sainteté dont bénéficient aujourd’hui les anciens parias de la pensée.

Le hasard a voulu que ces trois ouvrages traitent d’un des sujets les plus délicats qui soient, et sur lesquels les grandes figures de la  » French Theory  » ont provoqué les plus vives controverses : le sexe. Dans le cas de Derrida, dont la conférence visait à tenter d’élucider les dimensions politiques du concept de  » geschlecht  » (donc de  » sexe « , mais dans un sens très vaste) chez Heidegger, il s’agissait de remettre en cause la manière dont sexualité et patrie pouvaient marcher main dans la main dans de nombreuses idéologies – et pas forcément les plus violentes. Dans celui de Foucault, la question était plutôt de réinscrire l’apparition, en Occident, d’un type tragique d’expérience de la sexualité à l’intérieur du dispositif institutionnel et intellectuel qui l’avait rendu possible – et d’examiner les utopies qui, de Charles Fourier à Herbert Marcuse, avaient prétendu s’en libérer. Dans celui de Lacan, enfin, tout l’enjeu était de parvenir à isoler le rôle central que joue la sexualité dans la constitution de la psyché humaine, et donc aussi dans les formes d’effondrement qu’incarnent les psychoses, que le psychanalyste voyait comme autant d’interrogations adressées à l’énigme d’être père. Plutôt que s’intéresser au sexe comme une donnée propre à l’humanité qui en expliquerait les habitudes ou les comportements, les trois penseurs avaient préféré la considérer comme un problème devant lui-même être expliqué, déplié, examiné dans ses ramifications les plus inattendues, qu’elles soient individuelles ou collectives. Pour eux, le sexe n’était pas qu’un  » sale petit secret  » privé, mais un mode d’être irriguant notre conception de la nation aussi bien que nos folies, nos polices comme nos rêves de liberté.

Les textes qui paraissent aujourd’hui peuvent servir d’aide-mémoire à ceux qui l’auraient oublié : la remise en cause risquée des évidences vaut toujours mieux que le repli frileux sur ce qui, croit-on, a prouvé son efficacité – mais n’est en réalité que ressassement.

(1) Jacques Derrida, Geschlecht III. Sexe, race, nation, humanité, Le Seuil, 180 p.

(2) Michel Foucault, La sexualité. Cours donné à l’université de Clermont-Ferrand (1964), suivi de Le discours de la sexualité. Cours donné à l’université de Vincennes (1969), Le Seuil, 300 p.

(3) Jacques Lacan, Les psychoses. Séminaire, livre III (1955-1956), Le Seuil, 512 p.

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