Héros peut-être, rivaux sûrement

Les querelles entre généraux alliés ont atteint leur paroxysme pendant la bataille des Ardennes. Avec de lourdes conséquences humaines sur le terrain. L’historienne belge Ingrid Baraitre fait revivre cette guerre des nerfs. En primeur, les  » bonnes feuilles  » de son livre.

C’est l’une des périodes les plus sombres de l’Histoire. Toute l’ardeur et la détermination des chefs militaires américains et britanniques lors des terribles affrontements de l’hiver 1944-1945 auraient dû être investies dans la défense de la liberté et de la démocratie. Mais ces glorieux généraux n’ont pas seulement lutté contre l’ennemi. Ils ont aussi, en coulisses, consacré beaucoup de temps et d’énergie à se causer mutuellement du tort. Un combat sans armes et sans morts, entre seigneurs de guerre aux états de service impeccables, mais aux caractères incompatibles.

Les quatre principaux protagonistes de ces querelles entre Alliés ont leur part dans le salut du Vieux Continent après le débarquement en Normandie : Dwight  » Ike  » Eisenhower, futur président des Etats-Unis, est commandant en chef des forces armées en Europe et doit arbitrer les rivalités entre ses généraux ; Omar Bradley commande, sur un front large, le 12e groupe d’armées US, scindé par la percée allemande de la mi- décembre 1944 dans les Ardennes ; son subordonné, George Patton, chef de la 3e armée US, parvient, malgré les routes gelées, à déplacer ses troupes de l’Alsace vers Bastogne en trois jours et à lancer une contre-attaque ; plus au nord, le maréchal Bernard Montgomery ( » Monty « ) commande les forces britanniques et canadiennes et se voit confier, à partir du 20 décembre, le commandement des 9e et 1re armées américaines qui, situées au nord de l’avancée allemande, échappent au contrôle de Bradley.

Pendant l’offensive des Ardennes, chacun d’eux a revendiqué le rôle principal et ambitionné le statut de héros. Après la guerre, ils ont publié leurs souvenirs, souvent marqués par l’amertume et la frustration. Le conflit dans le conflit ne s’est jamais soldé par un véritable cessez-le-feu. Dans ses mémoires, Montgomery accusera Eisenhower d’avoir prolongé la guerre d’une année à cause de son incompétence. Ike, lui, était furieux contre son ancien camarade Patton, à cause de son manque de discrétion et de son allergie à tout ce qui était britannique et russe. Patton, pour sa part, reprochait à Eisenhower un manque de qualités militaires, considérait Bradley comme un  » médiocre  » et Montgomery, qu’il détestait, comme un  » puceron « .

Ces affrontements, l’historienne flamande Ingrid Baraitre, de la KULeuven, les décrypte dans Eisenhower et ses généraux, ouvrage qui sort la semaine prochaine chez Luc Pire. Spécialiste de la Seconde Guerre mondiale (elle a publié, en 2008, Patton, un général dans les Ardennes), elle fonde son analyse sur des sources de première main, la correspondance des principaux acteurs, leurs journaux intimes et mémoires. Rencontre avec l’auteure et, en primeur, les  » bonnes feuilles  » du livre, celles consacrées aux frictions entre généraux alliés pendant la bataille des Ardennes.

Le Vif/L’Express : On a beaucoup écrit sur la personnalité controversée de Patton, celle de Montgomery… Quel éclairage neuf apportez-vous sur les généraux alliés de la dernière guerre ?

Ingrid Baraitre : Dans les études et ouvrages sur la guerre, l’attention se focalise souvent sur les événements. Peu de récits traitent des relations au sein du commandement allié. Ces échanges, souvent houleux, ont eu de lourdes conséquences sur le déroulement des combats. Américains et Britanniques ne se sont pas toujours battus épaule contre épaule face à l’ennemi commun.

Vous déplorez l’arrogance et le manque de détermination de Montgomery, les erreurs d’appréciation de Bradley, l’égocentrisme de Patton, le trop grand consensualisme d’Eisenhower et sa naïveté vis-à-vis de Staline. Un vrai jeu de massacre !

La conduite d’une guerre n’est pas une science exacte. Il faut néanmoins relever les erreurs les plus graves. La libération du port d’Anvers aurait dû être considérée comme une priorité par Montgomery, qui avait la ville dans son secteur. Au cours de l’automne 1944, tout l’effort logistique allié passe encore par les plages de Normandie, alors que les troupes sont déjà en Belgique. Eisenhower tente de convaincre Monty de l’importance d’Anvers, mais le maréchal à d’autres préoccupations : il ne pense qu’à persuader Ike de lui attribuer des hommes et des moyens supplémentaires.

Pourquoi les relations ont-elles été si conflictuelles entre Montgomery et les généraux américains ?

Montgomery manquait de tact, était humiliant dans ses relations avec les Américains. Il ne participait pas aux briefings alliés, ou y envoyait un simple délégué. Il était convaincu d’avoir raison. Il voulait toujours avoir gain de cause. Il promettait souvent à Eisenhower d’attaquer, mais la communication avec ses subordonnés prouve le contraire. On l’a constaté à Caen, à Falaise, puis dans les Ardennes autour du Nouvel An 1944-1945. La victoire d’El-Alamein avait donné à Montgomery un prestige certain, mais les critiques militaires jugeaient qu’il était trop prudent.

Quel regard portez-vous sur Eisenhower et sa façon de gérer les affrontements entre ses généraux ?

Très diplomate, il avait des atouts pour commander des adjoints dotés d’un ego monstrueux. Il cherchait à trouver des compromis entre Patton, l’insolent, Bradley, le contrarié, et Montgomery, l’arrogant. Sa patience quasi surnaturelle l’aidait à calmer les esprits échauffés. Confronté à Roosevelt et Churchill, Ike devait aussi avoir un vrai talent d’homme politique. En revanche, ses critiques et subalternes lui reprochaient son manque d’expérience des combats. Ils ne le considéraient pas comme un vrai soldat, mais plutôt comme un théoricien militaire.

Un jugement justifié ?

En Ardennes, Ike a négligé de déployer des troupes en nombre suffisant, ce qui a entraîné la contre-offensive allemande. Le maréchal Alan Brooke, à l’époque chef d’état-major de l’armée britannique, estimait qu’Eisenhower ne savait pas bien coordonner les combats. Il était populaire, mais critiqué dans son rôle de commandement en chef. Les observateurs estimaient qu’il savait cacher ses défauts grâce à son don pour les relations publiques : un charme énorme, un sourire attachant.

Quelles conséquences humaines a eues la guerre des nerfs entre généraux américains et britanniques ?

La bataille des Ardennes a été le moment où le jeu d’insultes entre généraux a été le plus vif. La collégialité relative qui existait jusqu’alors a complètement disparu. Mais les conséquences humaines sont surtout le résultat d’erreurs d’appréciation. Persuadé que les Ardennes n’étaient pas un terrain propice à une attaque, Bradley a été surpris par l’offensive de la Wehrmacht. Le général américain a commis la faute d’ignorer les messages des services de renseignement qui alertaient les Alliés sur les mouvements de troupes allemandes.

Le général Bradley ne souffre-t-il pas de la comparaison avec ces deux fortes personnalités que sont Patton et Montgomery ?

Bradley se sentait mal à l’aise parmi ces  » prima donna « . Contraint de céder deux armées américaines au maréchal Montgomery pendant la première semaine de la bataille des Ardennes, il n’a jamais digéré cette humiliation. Patton, lui, trouvait Bradley, son supérieur, terne et trop timide. Il accusait par ailleurs Eisenhower de trop favoriser les Britanniques. Et il blâmait Montgomery pour la lenteur qu’il mettait à encercler l’ennemi au nord du front. Quand, par la suite, Monty s’est présenté comme le sauveur des Ardennes, Patton a piqué une terrible colère.

ENTRETIEN : OLIVIER ROGEAU

Patton a piqué une terrible colère quand Montgomery s’est présenté comme le sauveur des Ardennes

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