Haut les mains !
Après l’odorat, le musée Tinguely de Bâle se penche sur l’intérêt porté par les plasticiens à l’un des sens les plus primitifs, les plus complexes et les plus redoutés par la morale : le toucher. Un parcours pour mains baladeuses, riche de 220 oeuvres d’art.
Au début du parcours, le visiteur a les yeux bandés ; il ignore donc tout de ce qu’il va dé- couvrir. Aveugle, il tend le bras et tâ- tonne. Ses doigts touchent » quelque chose » : c’est froid, dur mais d’une texture douce et lisse. Aussitôt, ses mains se déplacent, palpent, caressent, interrogent et comprennent enfin : il s’agit d’une tête. Cheveux, nez, lèvres, cou. Bientôt, les épaules, le torse, les abdominaux. Ce geste, le visiteur sera amené à le répéter sur les autres moulages en plâtre antiques grecs disposés dans la première salle de l’exposition plutôt inédite du musée Tinguely : nul doute que ses doigts auront retenu la raideur d’un cou, l’expressivité d’un sourire ou d’une moue, le caractère appuyé d’un hanchement, et ainsi parcouru plusieurs siècles et autant d’images idéalisées du corps, plus géométriques d’abord, plus souples ensuite. De quoi questionner le rapport à son propre corps comme à celui de l’autre… On sait combien le sens du toucher est premier. Dès la naissance, c’est par les lèvres que l’enfant assure sa première liaison avec le monde. Quelques mois plus tard, c’est avec l’index pointé qu’il s’enhardit dans l’espace tridimensionnel (et les prises de courant…). Et c’est par la peau encore qu’il découvrira le plaisir et la douleur. Oui, toucher est fondamental. Mais c’est par la » vue » retrouvée que le visiteur de l’exposition suisse poursuit son parcours.
Touche artistique
S’ils excellent, dès le XVIe siècle, dans le réalisme et le rendu visuel des tissus et des pierres les plus précieuses, les peintres du Nord s’attachent aussi de plus en plus à interroger le motif allégorique des autres sens. Inspiré par Het Gevoel de l’Anversois Frans Floris, l’Allemand Peter Overadt dépeint, par exemple, à travers une scène champêtre qui est l’une des premières gravures présentées dans l’exposition, diverses textures animales qui provoquent une même sensation de déplaisir : le bec de l’oiseau, la carapace de la tortue ou encore la queue du scorpion. Au contraire, Abraham Bosse, l’un des meilleurs graveurs français du XVIIe siècle, évoque dans une autre estampe le plaisir tactile à partir d’une scène de séduction riche en attouchements. Enfin, Le Caravage, dans la scène où l’apôtre Thomas enfonce son doigt dans une des plaies du Christ, rappelle combien l’action de toucher apporte la preuve de la réalité d’un fait. Et combien son interdit s’est, par conséquent, largement inscrit dans le religieux – il suffit de songer au célèbre Noli me tangere du christianisme, ou à l’hostie que longtemps, on ne pouvait prendre dans les mains. A cet endroit du parcours, la présence des clous sur les fétiches du Congo ne dit pas autre chose. Et pourtant, l’homme est ainsi fait que ses mains, poussées par une sorte de besoin inné, n’ont de cesse d’appréhender et d’expérimenter – c’est ce que suggère un ensemble de feuilles de l’impitoyable dessinateur français Jérôme Zonder.
Convoquant le futurisme, Marcel Duchamp ou encore certains surréalistes, l’exposition rappelle, dans sa deuxième partie, que l’art peut provoquer dans un même temps les sens et la morale. » Couvrez ce sein que je ne saurais voir… » : cette célèbre réplique du Tartuffe de Molière aurait pu être reprise par le visiteur de 1947 quand il découvre ce mamelon qui pointe dans sa texture de mousse latex et hors de la couverture du catalogue imaginé par Marcel Duchamp à l’occasion de l’Exposition internationale du surréalisme. En réalité, depuis Le grand verre de 1915, la réflexion de son créateur s’est heurtée au désir érotique qui, selon lui, fonde toute forme de création. Duchamp, dit aussi » Rrose Sélavy » (Eros c’est la vie), choisira d’y répondre par des procédures » neutres « , comme celle de l’empreinte de ses » machines à penser « . Ainsi son Moule à pièce pour feuille de vigne femelle (1951) déposé aux côtés de neuf autres pièces à conviction, n’est rien d’autre qu’un espace vide sur fond de vulve. Dans ses années surréalistes, Alberto Giacometti soumettra, pour sa part, le visiteur à des expériences visuelles subjectives des plus dérangeantes. Loin d’André Breton, proche de Georges Bataille, il cherchera à troubler le regard en associant le désir de toucher et son rejet. Ainsi de son Objet désagréable (1931), qui tient tout à la fois du fruit, du manche de poignard et du phallus. Ou de L’Objet désagréable à jeter (1931), qui associe pointes dressées et plan lisse, écran et agression. Non loin, Man Ray surenchérit avec une photographie de la très sensuelle Lee Miller tenant un des objets de Giacometti. Le piège est doublement tendu.
Art du contraste
» Touchez-moi ce sein bien vivant « , clame Valie Export dans une vidéo filmée en pleine rue lors d’une performance datée de 1968. L’artiste suisse y porte une espèce de boîte cachant ses seins nus sous un rideau, entre lequel le quidam peut introduire les mains. Les uns rient, les autres s’insurgent, les derniers osent. Cette vidéo (un peu datée) est l’une des quarante réunies dans cette nouvelle section, consacrée à l’art contemporain, la plus dense et la plus diversifiée du parcours. Désormais et souvent, c’est bien son propre corps enregistré par une caméra que l’artiste (des actionnistes viennois à Chris Burden, Vito Acconci ou Bruce Nauman) met en scène et en péril. Une fois encore, le sens du toucher y occupe une place essentielle. La révolte est partout, le spectacle parfois insupportable, invitant le public à dépasser ses propres interdits et à s’interroger, par le biais d’expériences de tactilité hors norme, sur le lien entre le corps et la politique, les enjeux du féminisme et du corps. On y croise les photographies intimistes de Francesca Woodman et les humanoïdes d’Ernesto Neto, Yoko Ono éprouvant la sensation du chatouillement provoqué par le passage lent et répété d’une plume sur la plante de ses pieds ou encore Jeroen Eisinga filmant son corps peu à peu recouvert par 150 000 abeilles.
L’exposition vit de contrastes forts : ici, le robot de Louis-Philippe Demers palpe les personnes assises devant lui – c’est froid, dur, inquiétant ; là, une oeuvre de Jean Tinguely propose la traversée d’un espace envahi par des ballons blancs – c’est doux, léger, tiède. Un film de Pipilotti Rist, tout en couleurs sucrées et formes sensuelles, convoque, lui, l’expérience du voyeur. Tout y est désir et voyage de l’oeil. Plus loin, Augustin Rebetez nous entraîne dans un parcours labyrinthique fait de couloirs et d’alcôves aux textures les plus évocatrices et les plus improbables alors que, dans la 22e et dernière salle, les cabanes de l’enfance de Ryan Gander en appellent plutôt à la méditation.
On le devine, cette traversée ne laisse pas indifférent. Les uns en retiendront une histoire du » toucher » ; les autres, l’appel lancé par ces 220 pièces à conviction à réveiller notre rapport, réel ou fantasmatique, avec cette forme de sensualité primitive. Seul bémol : l’absence de peintures, dont la richesse de texture en appelle pourtant souvent aussi au regard… tactile.
Prière de toucher. Le tactile dans l’art, au musée Tinguely, à Bâle (Suisse). Jusqu’au 16 mai prochain. www.tinguely.ch
Par Guy Gilsoul
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