Haïr d’aimer

Installée sous chapiteau à Tour & Taxis, La Monnaie décline l’amour compliqué de Béatrice et Bénédict (Berlioz) : derrière le comique apparent, la peur panique de l’engagement…

Gentille Monnaie, qui se soucie des fragilités de son public, et prend soin de l’avertir (par des piles de petits cartons distribués à l’accueil) que des solistes apparaîtront sur scène en habit militaire et armés ! En s’effarant quand même d’un si abominable concours de circonstances, on y lit ainsi que le metteur en scène Richard Brunel, dans sa version de Béatrice et Bénédict, explore  » précisément l’impact de la violence et des conflits sur les relations interpersonnelles « , et que cette production, dédiée à toutes les victimes du 22 mars,  » peut constituer un antidote humain, tendre et créatif à la peur « . Alors, certes, le ton de l’ouverture est anticipé : il n’en reste pas moins troublant, quand des parachutistes kaki envahissent l’espace pour y fêter bruyamment leur retour de campagne…

Tout commence donc par une guerre qui s’achève, et les retrouvailles de deux couples qui honorent la victoire à leur façon : Héro (Anne-Catherine Gillet, en alternance avec Sophie Karthäuser) et Claudio (Etienne Dupuis) concluent de se marier fissa, quand Béatrice (Stéphanie d’Oustrac/Michèle Losier) et Bénédict (Julien Dran/Sébastien Droy) s’adonnent au jeu très agaçant du non-aveu. De provocations en chamailleries, ces deux-là  » se cherchent « , comme on dit, et s’exaspèrent. Qui aime (bien) châtie (bien). Dans le combat qu’ils se livrent, admettre sa passion serait s’asservir. De ce cynisme permanent sourd une angoisse si intense qu’elle teint toute l’histoire d’une profonde mélancolie. Oui, les noces sont belles. Mais l’amour est aussi un plongeon dans des eaux abyssales, où parfois on se noie.

Inconditionnel du théâtre de Shakespeare, dont il tire ici une adaptation de Much Ado About Nothing (Beaucoup de bruit pour rien), Hector Berlioz signe, en 1862, son troisième et dernier opéra : une de ses plus étincelantes partitions, en vérité, souvent comparée aux Noces de Figaro, par sa légèreté. Abondamment critiquée, aussi, pour la faiblesse de son intrigue, l’absence navrante de suspense et les dialogues un peu miteux. C’est faire injustice, cependant, à une réelle subtilité sous-jacente – la délicate traduction musicale de l’amertume, du mal-être, de l’incompréhension mutuelle -, qui ne donne sa pleine mesure qu’à condition qu’on y concentre tous ses sens. Un conseil, d’ailleurs : au risque de trouver l’oeuvre fade, n’abordez Béatrice et Bénédict qu’avec un minimum de  » préparation  » : les exposés oraux proposés sur place avant chaque représentation permettent notamment d’apprendre à décoder la fonction de Samarone, maître de chapelle grotesque – et création du compositeur, puisque ce personnage n’apparaît pas dans la pièce de Shakespeare.

Que fait là ce fat boudeur et jaloux, auquel la basse belge Lionel Lhote prête remarquablement vie ? Qui Berlioz a-t-il voulu railler ? Lui-même ? Ses ennemis d’alors ? A un siècle et demi de distance, les clés de l’humour nous échappent en partie. Tant dans les parodies du chant religieux que de la chanson à boire, même si Brunel, au prix d’une réécriture partielle des dialogues parlés (et d’un nouvel agencement dans l’ordre des numéros de la partition) transforme le protagoniste en véritable cinquième rôle, amoureux éperdu de Héro.

Revenons à cette amertume intrinsèque, âpre et fragile, qui traverse toute l’oeuvre, constamment – le coeur est lourd, même quand la traîne de la mariée sert de jolie nappe aux convives, même quand les soldats en boxer savonnent leurs corps musclés dans la lumière dorée. Tout le génie de Berlioz est là, dans sa vivacité fébrile, puis le danger de notes suspendues qui sèment le doute, lorsqu’il associe de belle façon les timbres de l’orchestre (sous la baguette de Jérémie Rhorer/Samuel Jean) aux lignes vocales suavissimes. Un must : le duo nocturne, féminin, poétique chanté par Héro et sa dame d’honneur Ursule (Eve-Maud Hubeaux). Duo d’amour, vraiment ? Les deux femmes ne se parlent pas, ne se répondent pas, mais confessent aux étoiles leurs émotions intimes – respectives ou réciproques, à vous de voir…

Béatrice et Bénédict, d’Hector Berlioz, jusqu’au 6 avril, au Palais de la Monnaie (Tour & Taxis), à Bruxelles. www.lamonnaie.be

Valérie Colin

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