Guy Spitaels: « La logique de guerre l’emportera « 

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

L’ancien président du PS, auteur d’un réquisitoire dense et percutant contre le désordre mondial, analyse les tensions transatlantiques à la veille d’une probable intervention en Irak

En retrait depuis sa démission de 1997, l’ex-vice-Premier ministre et chef de file du Parti socialiste a refait surface là où beaucoup ne l’attendaient pas, avec un livre argumenté et engagé sur les grands enjeux planétaires (L’Improbable Equilibre, Géopolitique du désordre mondial, éd. Luc Pire). Une somme digne du professeur d’université que fut Guy Spitaels pendant quinze ans. Après son procès et sa condamnation dans l’affaire Dassault, fin 1998, l’homme, saturé de politique belge, a beaucoup voyagé, énormément lu, avant de s’atteler, il y a un an et demi, à la rédaction de cette vaste analyse critique des relations internationales. Pour dire quoi? Qu’il importe d’organiser des contrepoids à l’hyperpuissance américaine.Que la politique extérieure de Washington a montré, hier en ex-Yougoslavie, aujourd’hui à l’occasion des préparatifs guerriers contre l’Irak, son absence d’équité et son unilatéralisme. Que l’effondrement du bloc de l’Est a bouleversé les équilibres géopolitiques. Que les pays du Sud sont étranglés par le Fonds monétaire international et le protectionnisme des pays riches. Et que la politique étrangère de l’Union européenne est caractérisée par sa cacophonie et son inaction. Au moment où, à l’Otan et aux Nations unies, quelques pays tentent encore d’enrayer la logique de guerre, en dépit d’intenses pressions américaines, l’auteur donne son point de vue sur le bras de fer transatlantique.

La France, l’Allemagne et la Belgique, soutenues par la Russie, refusent de s’inscrire, dès à présent, dans une logique de guerre. Un baroud d’honneur?

Guy Spitaels: J’approuve la position en pointe du gouvernement belge. Mais notre pays ne peut évidemment être isolé sur la scène internationale. Sa détermination est liée à celle de l’axe franco-allemand. Or, les pressions américaines exercées en ce moment sur la France sont considérables. Aux côtés d’autres dirigeants de l’Internationale socialiste, j’ai vécu personnellement ce jour de 1991 où François Mitterrand, opposé, dans un premier temps, à une opération militaire contre l’Irak, a mis un genou en terre. Son ministre des Affaires étrangères Roland Dumas est entré dans la pièce où nous nous trouvions et a déclaré: « Nous sommes complètement isolés!  » Le lendemain, l’Assemblée nationale votait la participation française à la guerre du Golfe. Il faut savoir aussi qu’après l’intervention en Afghanistan Jacques Chirac a reçu de Washington une espèce d’ award, un prix pour la contribution des forces françaises à l’opération!

L’administration Bush se moque de la « Vieille Europe » et juge « honteux » et « inexcusable » le veto de trois pays de l’Otan aux demandes de Washington… Au-delà des mots, quelles formes peuvent prendre les pressions américaines?

Je tiens de bonne source des informations sur les procédés brutaux utilisés par les Américains lors de l’adoption de la résolution 1441 par le Conseil de sécurité, qui a renvoyé les inspecteurs en Irak. Au départ, la position française, plus modérée que celle des Etats-Unis, emportait 9 voix sur 15. Mais Washington a menacé l’île Maurice de la priver d’aide si elle n’adoptait pas son point de vue. Les Mexicains, eux, ont été humiliés: les Américains ont laissé entendre qu’ils pourraient sortir des dossiers impliquant des dirigeants mexicains si le Mexique ne changeait pas son vote… Par ailleurs, les Etats-Unis n’hésitent pas à prévenir les pays avec lesquels ils sont fâchés qu’ils perdront leurs intérêts dans la zone irakienne une fois le régime de Bagdad éliminé.

Le secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, se déclare « ébahi » que l’Europe se désintéresse des droits de l’homme en Irak. Superbe hypocrisie, selon vous?

Bien entendu. Qui peut prendre ces propos au sérieux? De tout temps, les Etats-Unis se sont accommodés des régimes les plus autoritairesde l’hémisphère Sud : la monarchie féodale saoudienne, la dictature de Suharto en Indonésie, celle de Pinochet au Chili ou de Mobutu au Congo, tout comme les cliques militaires au Pakistan… Leur objectif n’est évidemment pas d’apporter le pluralisme et la démocratie à Bagdad. Un ambassadeur me disait, l’autre soir,qu’il ne fallait pas oublier l’invasion du Koweït par l’Irak. Je lui ai répondu que personne n’a bougé quand la Chine a envahi le Tibet. Mais il m’a dit que ce n’était pas pareil, car Pékin est intouchable. Pourtant, si on invoque la morale, elle doit être applicable partout… En réalité, si Bush a choisi l’Irak comme cible, c’est parce que les Etats-Unis, de plus en plus dépendants des sources externes d’approvisionnement en énergie, veulent contrôler et sécuriser une région où se trouvent les deux tiers des réserves mondiales de pétrole.

La guerre est inévitable?

Je pense qu’elle aura lieu. C’est devenu un défi pour George Bush. La conjoncture américaine n’est pas brillante et les élections, avec la perspective d’un deuxième mandat présidentiel, ont lieu l’année prochaine. En outre, Bush ne peut plus, à moins de perdre la face aux yeux de l’opinion publique, faire revenir son armada de 200 000 hommes à la maison en laissant Saddam Hussein en place.

La « lettre des Huit » proaméricaine et la déclaration de solidarité des dix pays de l’Est candidats à l’Otan vous ont-elles surpris?

On peut comprendre que les anciens satellites de l’Union soviétique cherchent la protection de la première puissance mondiale pour éviter tout risque d’une nouvelle d’aventure. Pour autant, je n’imaginais pas, il y a quelques années, le degré de vassalité des pays de l’Est à l’égard des Etats-Unis. En revanche, dès 1992, j’ai exprimé, en tant que ministre-président de la Région wallonne, mon opposition à l’élargissement. Comment une Union à 25 et bientôt à plus de 30, véritable ONU européenne, pourrait-t-elle développer une politique étrangère commune, une politique de défense commune, alors que règne déjà la pagaille entre les Quinze? Attention, je ne voudrais pas que les lecteurs du Vif/L’Express se disent que Spitaels est frileux, qu’il estime que le développement de l’Est va coûter fort cher. Au contraire, il me semble que l’enveloppe accordée aux nouveaux venus pour les prochaines années n’est pas très consistante. Mais l’élargissement en lui-même est une catastrophe.

L’Europe peut-elle se ressaisir?

Le ver est dans le fruit. Nous serons 25 dès le printemps prochain. Et le gouvernement du Royaume-Uni, qui mange aujourd’hui dans la main de Bush, choisira toujours, comme l’avouait déjà Winston Churchill, le grand large plutôt que l’intégration européenne. Certes, l’Allemagne a la chance d’avoir Joschka Fischer, un des rares « penseurs » de l’Europe. Mais, à la Convention sur l’avenir de l’Europe, Valéry Giscard d’Estaing a bien compris que seul un projet intergouvernemental a des chances d’aboutir. On envisage bien de créer un poste de ministre des Affaires étrangères de l’Union. Mais comment ce ministre pourra-t-il s’imposer face aux Etats qui veulent garder leur autonomie, alors que Javier Solana, actuel haut représentant de l’Union pour la politique étrangère, ne joue aucun rôle dans la crise actuelle? Cela dit, les événements des derniers jours peuvent redonner espoir. Cet axe franco-allemand, auquel s’associe la Belgique, est peut-être l’amorce du concept de noyau fédérateur. Les autres membres fondateurs de la CEE, tels les Pays-Bas, quand ils auront enfin constitué leur gouvernement, et l’Italie, qui ne sera pas éternellement dirigée par Berlusconi, pourraient rejoindre le cercle des pays décidés à constituer une communauté ayant l’ambition d’être plus qu’un grand marché amélioré.

A quoi faut-il s’attendre après la chute de Saddam Hussein?

Il est fort possible que l’on danse dans les rues de Mossoul et de Bassora. Car les Kurdes et les Irakiens du sud ont été traités avec cruauté par le maître de Bagdad. Mais, plus globalement, nombreux sont ceux qui, de la Mauritanie aux Philippines, auront vécu l’intervention occidentale en Irak comme une nouvelle gifle. Pas moins de quatorze pays de l’arc arabo-musulman ont été envahis ou bombardés ces dernières années par les Etats-Unis ou par leur allié structurel, Israël. Et, dans toute cette zone, chaque intervention renforce le sentiment d’humiliation. Au début du siècle dernier, Albert Ier demandait à un ouvrier belge quel était son principal souci. « Etre respecté », a-t-il répondu au roi.

Entretien: Olivier Rogeau

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