Gravé dans la mémoire

En 2008, quelques mois avant sa disparition, le comédien enregistrait en studio les maquettes de 11 chansons. Cinq ans plus tard, Post Mortem sort enfin dans les bacs. Histoire de cet album aussi singulier que son auteur, une aventure hors norme, à la fois musicale et familiale, créative et affective.

Le givre a recouvert la route entre Bougival et Gif-sur-Yvette, en région parisienne. Arrivé à scooter ce matin de mars 2008, Guillaume Depardieu est complètement gelé. Mais seule une tempête de neige aurait pu l’empêcher d’atteindre le studio d’enregistrement. Et encore. Depuis des mois, il n’a que cet objectif en tête : réaliser son album. Cela n’a rien d’un caprice de star. D’ailleurs, il ne veut pas que la mention  » Guillaume Depardieu  » apparaisse sur la pochette. Seul figurera  » Post Mortem « . C’est son idée. Un résumé de sa philosophie. Il le répète souvent, la mort ne lui fait pas peur, elle fait partie de sa vie cabossée. Aujourd’hui, ce titre ressemble à un signe du destin. Comme si le comédien, emporté le 13 octobre 2008 par une pneumonie contractée sur un tournage en Roumanie, avait toujours su que ses chansons lui survivraient.

Plus de cinq ans se sont écoulés entre ces enregistrements à Gif-sur-Yvette et la sortie de Post Mortem dans les bacs, le 25 novembre. Cinq ans, c’est long. L’album a emprunté un chemin rythmé par les tournants musicaux et les tourments affectifs. Le sort de ces chansons a provoqué des frustrations et des espoirs, divisé puis réconcilié les proches de Guillaume Depardieu. De la douleur à la douceur.  » Peut-on parler de thérapie ? Non, répond Elisabeth, sa mère. Ce disque ne soigne pas l’absence de Guillaume, il lui rend justice. C’est un héritage vivant et très perturbant. Mais il fallait le sortir. Pour lui.  »

Le Vif/L’Express a rencontré les acteurs de ce périple artistique et humain. Une histoire forte pour un album hors norme. Hors norme, parce qu’il est associé au patronyme le plus célèbre du cinéma français, parce que son chanteur n’est plus là pour le défendre, parce que les textes sont bouleversants, parce qu’on y entend la souffrance d’un homme. Le résultat correspond-il à ce que Guillaume aurait voulu ? Personne ne peut répondre à cette question. Mais l’interprétation est si intense qu’elle suffit à éteindre toutes les controverses musicales ou financières – les droits seront reversés à sa fille, Louise, 12 ans. Plus qu’un hommage à un acteur disparu à l’âge de 37 ans, Post Mortem est la reconnaissance d’un grand chanteur.

Flash-back n° 1. En 1987, Guillaume a 16 ans. Une cassette traîne dans la chambre de sa soeur Julie. Le Requiem, interprété par l’Academy of St Martin in the Fields, l’émeut aux larmes. Il se rêve en Mozart, il devient un pianiste talentueux. Sur le tournage du téléfilm Taggers, de Cyril Collard, en 1990, il croise la route de JoeyStarr, Marco Prince et Rockin’Squat. Le jeune comédien découvre une autre culture : le rap.

Flash-back n° 2. A 20 ans, l’aîné de la fratrie Depardieu tombe pour usage et trafic de stupéfiants. Derrière les barreaux, il prend la plume.  » J’ai eu tout le temps de faire le vide […], dit-il à Marc-Olivier Fogiel dans le livre Tout donner (Plon). Je me suis mis à écrire, beaucoup, j’ai vu que je me débrouillais pas trop mal. Ensuite, j’ai fait ce que j’ai toujours voulu faire : de la musique.  » Il choisit de rester dans l’ombre, pour se  » roder « , comme il dit, pour ne pas être catalogué  » acteur-chanteur « . Qui sait que le césar 1996 du meilleur espoir pour Les Apprentis a joué les  » nègres  » pour des rappeurs ? Officiellement, personne. La seule chanson qu’il a signée de son nom, c’est A force de, pour Barbara. On connaît en revanche sa voix de baryton. En 2005, il accompagne Juliette le temps d’un duo (Une lettre oubliée) et participe au Stabat Mater de Bruno Coulais. Cette dernière expérience sert de déclic. Il est temps pour lui de faire le pas.

Il jette sa voix comme on descend un verre de whisky

L’acte de naissance de Post Mortem porte deux signatures, celle de Guillaume Depardieu et celle du compositeur François Bernheim, un ami de la famille qui a l’âge du père de l’acteur. Un confident, qui a travaillé avec Serge Reggiani, Renaud, Patricia Kaas.  » Je connais Guillaume depuis qu’il a 6 ans, révèle-t-il. Au début de 2008, il a frappé à ma porte. Il m’a tendu un dossier et il est reparti. A l’intérieur, il y avait ses textes. Une écriture libre, sans césure, sans souci du nombre de pieds. C’était du slam.  » Bernheim taille des refrains, construit des mélodies et convie l’auteur en studio. L’heure de vérité. Guillaume Depardieu boxe avec les mots. Il jette sa voix comme on descend un verre de whisky. Les textes crus explorent l’intime. Il commence Faisons l’amour dans un chuchotement à fleur de peau :  » Viens, viens contre moi, déchirons-nous, caresse-moi, ne cessons pas de nous haïr et puis baisons une dernière fois.  » Fast Food est le cri fulgurant d’un poète punk contre la société. Louise, une ballade délicate pour sa fille. Je mets les voiles révèle le rocker, le fan de Johnny Hallyday capable de lâcher les chevaux. Au petit jeu des comparaisons, son timbre évoque Benjamin Biolay, Serge Gainsbourg, Christophe Miossec.

Ecorché vif, l’acteur devenu auteur et chanteur n’épargne personne. Ni lui ni ses proches. L’Estropié et Je fais ce que je veux de mon corps traitent de son amputation de la jambe, en 2003. Marlon, référence à la relation entre Brando et sa fille Cheyenne, a un goût de cendre. Les paroles collent le frisson.  » Marlon cet égoïste/ce monstre d’amour noir « , hurle- t-il de rage. Pas besoin de faire un dessin.  » Guillaume l’a fait écouter à Gérard, témoigne Julie Depardieu. Mon père a eu ce commentaire : « T’es un poète. Du genre, ‘Tu me bousilles’, mais tu sais le faire ». Gérard admirait Guillaume parce qu’il a toujours eu les couilles d’écrire, alors que lui disait le texte des autres.  » Une prise, deux au maximum. En quarante-huit heures, onze morceaux sont mis en boîte. Faute de temps, un douzième reste dans les cartons. Dommage, le titre était prometteur : Bienvenu trou du cul.

Reste à convaincre les maisons de disques. François Bernheim joue les intermédiaires. Dans les bureaux, les compliments pleuvent. De là à s’embarquer avec un garçon à l’image tumultueuse… Bouleversé, le patron du label Atmosphériques est, lui, prêt à monter dans le bateau.  » C’était tellement hors format que cela faisait presque peur, explique Marc Thonon. Lors de notre dernier rendez-vous, il m’a saisi par le revers de la veste et a crié : « Promets-moi que tu vas sortir ce disque. C’est une question de vie ou de mort ! »  »

Juillet 2008. Marc Thonon organise un déjeuner entre Guillaume Depardieu et le compositeur et arrangeur Patrice Renson, collaborateur de Matthieu Chedid, Vanessa Paradis et Salif Keita. L’acteur est venu avec sa compagne et son lecteur CD ; IAM, Axel Bauer et Barbara s’invitent soudain dans la brasserie cosy où a lieu le rendez-vous. Depardieu commande des écrevisses et la discussion tourne autour de la musique et du Stabat Mater de Coulais.  » J’ai été touché et charmé par ce gars fragile et vif, confie Patrice Renson. Il était à un moment clé de sa vie et j’avais envie de l’aider.  » Pour Guillaume, le disque est surtout un laissez-passer pour la scène.  » C’était son ambition et sa grande peur « , affirme sa mère, Elisabeth.  » On allait plus souvent au concert qu’au cinéma, se souvient Elise Depardieu, son ex-femme, la mère de Louise. Il voulait toujours prendre le micro.  » L’enregistrement est prévu pour novembre. Avant, Guillaume doit partir en Roumanie pour tourner L’Enfance d’Icare, sous la direction d’Alex Iordachescu. On connaît malheureusement la suite.

A son enterrement, trois de ses titres retentissent dans la petite église romane Notre-Dame de Bougival. François Bernheim veut sortir les maquettes en l’état. Un avis que ne partage pas Julie.  » J’étais convaincue que ce n’était pas le souhait de Guillaume. Il m’avait dit : « Ecoute le texte, mais derrière, t’inquiète pas, ça va changer. » Je m’étais engueulée avec lui avant sa mort. Je me sentais coupable et obligée de faire quelque chose.  » Accablé par le chagrin, l’entourage se déchire autour de cet héritage musical.  » Nous avons mis beaucoup de temps à nous remettre sur pied, admet François Bernheim, qui termine un livre de souvenirs intitulé Guillaume Depardieu. Bande originale (avec Sylvie Matton. Grasset, parution en 2014). Julie a voulu prendre les choses en main. C’était comme une dette envers Guillaume. J’ai laissé faire. Je savais que sa douleur était forte et qu’il ne fallait pas se braquer. Avec le recul, je pense que nous avons bien fait d’attendre. Le public aurait perçu la sortie de ces premières versions comme un coup de marketing.  » La décision est finalement prise de faire appel à un producteur pour garder le meilleur des morceaux.

A qui confier cette mission sensible ? Julie manque de contacts. Sa passion à elle, c’est l’opéra, Le Trouvère, Roberto Alagna. Le projet entamé avec Marc Thonon et Patrice Renson ne connaît pas de suite. Benjamin Biolay, avec qui Guillaume a partagé l’affiche du film Stella, se montre intéressé et garde les bandes sous le coude pendant quelques mois. A la fin de 2010, la productrice Edith Fambuena (Bashung, Daho, Higelin) reçoit les titres, mais les premiers essais ne débouchent sur rien. A son tour, Steve Forward, compositeur de musique pour des films de Wim Wenders, s’attelle à la tâche.  » C’était son univers plaqué sur celui de Guillaume, regrette Julie. Cela ne nous plaisait pas. Ça ne fonctionnait pas. J’avais envie de jeter l’éponge.  » Le disque est alors dans l’impasse.

Les maquettes figureront aussi sur le CD

La vie apporte la solution sur un plateau… de cinéma. En mai 2009, Julie Depardieu tourne Je suis un no man’s land, avec Philippe Katerine, qui va devenir le père de ses deux garçons. Grâce à cette rencontre providentielle Julie fait la connaissance d’Alan Gac, manageur du chanteur de Louxor, j’adore et directeur artistique du label Cinq7. C’est lui qui va réussir à fédérer tout le monde. Il recommande de faire appel à Renaud Letang pour finaliser les chansons.

Réalisateur pour Manu Chao et Alain Souchon, Letang possède une touche moderne. Et un atout : il connaît la voix de Guillaume. Il a mixé son duo avec Juliette. Avec le violoncelliste Vincent Segal et le batteur Vincent Taeger, le producteur ajuste les rythmiques, refait des guitares, habille les mélodies…  » Nous avons essayé de coller au plus près des intentions musicales de Guillaume « , explique Letang. La voix, elle, n’a subi aucune modification. Elle est incroyablement vivante. Le résultat est à la hauteur des attentes de la famille.  » Renaud a apporté la rigueur que Guillaume n’a pas eu le temps de donner à ses chansons, estime Elisabeth. Il possède une forme d’intuition insensée.  » Chacun pourra se faire une idée du travail accompli puisqu’il a finalement été décidé que les maquettes figureront sur le CD, en complément des versions définitives.

Arrivés au bout de la route, Elisabeth, Julie, Elise et François Bernheim sont maintenant prêts à partager avec le public cette part de Guillaume qu’ils gardaient auprès d’eux. A quelques semaines de la sortie, ils se retrouvent aux Studios Ferber, dans le XXe arrondissement de Paris, pour écouter les derniers mix. Hier, la communication était rompue. Aujourd’hui, l’ambiance est sereine. A l’heure du déjeuner, la discussion s’engage sur le visuel de la pochette. Il faut encore définir l’ordre des chansons. Bientôt, Post Mortem existera. Ad vitam aeternam.

Post Mortem (Cinq7/Wagram). Sortie le 25 novembre.

Par Julien Bordier

 » Gérard admirait Guillaume parce qu’il a toujours eu les couilles d’écrire  » Julie, sa soeur

 » Guillaume avait une écriture libre, sans césure, sans souci du nombre de pieds. C’était du slam  » François Bernheim, compositeur

La scène,  » c’était son ambition et sa grande peur  »

Elisabeth, sa mère

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content