Grandeur nature

Depuis toujours, la nature offre au jardinier comme à l’artiste l’occasion de la réinventer. Des jungles du Douanier Rousseau, actuellement à l’honneur au musée d’Orsay, à Paris, au cactus chevelu de Laura Cinti, petit tour d’horizon de l’art  » naturel « , entre émerveillements et effroi.

 » Qu’est-ce qu’un paysage, pour un promeneur, un géographe, un militaire, un agriculteur ou encore un sociologue ? « , interrogeait Gilles Clément dans Le Jardin en mouvement. Pour l’écrivain et biologiste, la réponse diffère à chaque fois. Et pour l’artiste ? Au XVIIe siècle, les vues italiennes détaillées de Claude Lorrain sont d’habiles compositions visant à créer, à partir d’un halo de brume dorée, un sentiment de paisible et chaude plénitude. Bien plus tard, Claude Monet se décalera de ce regard collé au réel :  » Ce n’est pas tant l’arbre que je peins, mais l’espace lumineux qui me sépare de lui.  » Chez Odilon Redon, la nature deviendra un tremplin vers l’imaginaire :  » Après m’être efforcé de copier minutieusement un caillou, un brin d’herbe ou tout autre chose de ce monde vivant ou minéral, je me sens soudain dans un état d’ébullition mentale. […] La logique du visible se met alors au service de l’invisible.  » Il en va de même pour le Douanier Rousseau, objet d’une vaste rétrospective en ce moment à Paris (lire l’encadré ci-contre). Même si sa méthode diffère : homme de son temps, pétri d’expositions universelles et du réservoir de rêveries exotiques prédigérées qu’elles offrent à son regard, ce dernier nous entraîne au coeur de forêts étranges et patiemment peintes où, entre des rangées de fleurs, de larges feuilles de palétuviers et de bananes pendues aux tiges souples d’herbes monumentales, une femme nue s’est étendue sur un sofa. Dans une autre composition de cette jungle fantasmée, une sorcière noire charme des serpents verts. Ailleurs, un lion dévore une antilope.

Certes, le peintre s’est bien rendu au Museum d’histoire naturelle et a longuement observé les végétaux accumulés dans les grandes serres du Jardin des plantes, mais il a tout autant puisé dans les pages de la gazette des Galeries Lafayette, du Petit journal ou encore du Magasin pittoresque. En fait, il  » joue  » comme un enfant, mêlant vraisemblable et invraisemblable, et flirtant avec le conte de fées. Ouvrait-il la voie à l’imagination toute-puissante, dont André Breton disait  » qu’elle ne pardonne pas  » ? Car le surréalisme, dont Rousseau apparaît comme un lointain cousin, compte à son tour quelques inventeurs de flores imaginaires. Chez Yves Tanguy, elles naissent d’une angoissante introspection. Chez Max Ernst, de la technique aléatoire du frottage. Au XXe siècle, les exemples sont nombreux et proposent autant de cheminements divers : fleurs aux parfums d’intense sensualité chez Georgia O’Keeffe, pâles et raidies chez Giorgio Morandi, si fraîches sous le regard de David Hockney, si noires dans celui d’Anselm Kiefer.

Du bonsaï à la manipulation génétique

Mais la nature peut aussi devenir un matériau que l’on maîtrise, dirige et contrôle. Les tondeuses et autres outils de taille lissent les étendues d’herbes et coupent à angles droits haies et canopées des parcs à la française. Les topiaires, treilles et bonsaïs font à leur tour l’éloge d’une nature inventée par l’homme. La nature se plie aussi aux plaisirs de l’imaginaire décoratif. Les grotesques de la Rome antique redécouverts par la Renaissance mêlent dans d’interminables arabesques ornementales éléments végétaux et figures animales. Les chinoiseries de Jean Pillement au XVIIIe siècle se plient à leur tour aux jeux des métamorphoses érudites et plaisantes. Si ces décors sont bien conformes à l’esprit d’un humanisme lettré dominé par la rationalité et le savoir scientifique, tout bascule aux XIXe et XXe siècles des inventeurs.

L’artiste se fait davantage chimiste qu’habile dessinateur. En 1936, au Museum of Modern Art de New York, Edward Steichen n’expose pas ses photographies mais une plante nouvelle qu’il nomme Delphinium, un hybride mutant produit par l’action de produits chimiques. Ce n’est qu’un début : au fil des découvertes scientifiques, les limites hier encore bien cloisonnées entre le végétal et l’animal, l’animal et l’humain sont progressivement abolies. On envisage l’hybride. Dans l’Amaryllis de l’artiste sud-coréenne Lee Bul, la sculpture suspendue et menaçante est faite de polyuréthane sur aluminium. Grinçant chez Tetsumi Kudo, le ton se fait plus énigmatique chez Andy Goldsworthy lorsque, avec le seul recours de feuilles et d’épines, il étire sur le sol une sculpture tout en fragilité.

Mais à l’heure de la génétique et des neurosciences, réinventer la nature se fait surtout en collaboration avec des laboratoires spécialisés. En 2000, quatre ans après la naissance de Dolly, la première brebis clonée par une équipe de scientifiques écossais, le lapin fluo de l’artiste Eduardo Kac provoque le scandale. Obtenu en introduisant un gène de méduse dans ceux de l’animal, l’artiste prométhéen n’outrepassait-il pas les limites de son domaine ? Voire de l’éthique ?  » Si l’artiste, écrit Gilles Clément, est celui qui oblige la révision du regard, alors le manipulateur de Dolly est un artiste.  » Le bio-art est né. Ses adeptes multiplient les expériences. Marta de Menezes conçoit une espèce nouvelle de papillon en introduisant un de ses propres gènes dans le génome de l’animal. Edouardo Kac – encore lui – invente une fleur, l’Etunia, à partir d’un pétunia et de son propre sang. Après manipulation, Laura Cinti parvient elle à créer un cactus dont les épines sont remplacées par des cheveux humains.

Focus sur les dégâts

Mais les oeuvres sont parfois davantage  » mises en scène « . Jun Takita modifie génétiquement des mousses. Devenues fluorescentes, elles se développent à la manière d’un paysage sur une copie 3D de son propre cerveau. Quant à Sonja Bäumel, elle recueille les bactéries qui prolifèrent sur la peau de ses bras ou mains afin d’en faire une membrane visible. De quoi révéler combien cette activité microscopique participe aux échanges entre le monde du vivant et nous… On est loin des visions écologiques développées par les artistes des années 1970-1980 comme Giuseppe Penone et son intérêt pour les phénomènes de croissance des arbres ou des légumes. Ils étaient alors nombreux, non plus à inventer la nature mais à la réenchanter à partir d’actions les plus diverses : planter des arbres (Joseph Beuys), semer du blé en plein Manhattan (Agnes Denes) ou encore purifier des sols grâce à l’action de végétaux spécifiques (Mel Chin).

Aujourd’hui, les liens entre art et nature pointent inévitablement les irrémédiables dégâts causés par l’homme. Ainsi, le New-Yorkais Brandon Ballengée, lorsqu’il se revendique à la fois comme artiste, biologiste et militant. Menant depuis près de vingt ans une recherche sur les malformations des amphibiens qu’il traque sur le terrain et dans les laboratoires, il signe des estampes d’une grande qualité esthétique, après diverses opérations au scanner puis une impression aux encres d’aquarelles. Titrées Reliquaires, ces images presque irréelles d’animaux métamorphosés par les pollutions chimiques sont ensuite mises à l’échelle d’un jeune enfant.  » Plus petites, elles ne provoqueraient qu’indifférence, plus grandes, qu’un sentiment de peur. Or, poursuit l’artiste, je vise l’empathie.  » Une urgence aujourd’hui ?

PAR GUY GILSOUL

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire