Gestes premiers

Guy Gilsoul Journaliste

Dans l’atelier du Creahm à Liège, Pascal noue. Dans celui de la Wit Huis, en Flandre occidentale, Karel assemble, colle, cache. Comme Pol, aveugle, qui cloue

Cheminements tactiles. Bruxelles, galerie L’Art en marge, 312, rue Haute. Jusqu’au 24 juillet. Les mercredis, jeudis et vendredis, de 12 à 18 heures. Le samedi, de 11 à 16 heures. Tél. : 02 511 04 11.

Pol était aveugle depuis toujours ; sa parole était rare, difficile, embuée par une maladie mentale qui l’a privé à son tour du monde des autres. Comme Karel Bogaerts (né en 1939) et Pascal Tassini (né en 1955), Pol Van Coppenolle (1947-2003) aura passé sa vie dans une institution à chercher la sortie. Sur la table autour de laquelle il tournait, il faisait courir la craie en lignes traçantes, lancées d’un bout à l’autre en un va-et-vient lancinant jusqu’à ce presque plein, ce presque totalement recouvert. On n’en saura pas davantage. Puis, un jour, ses doigts d’explorateur touchèrent un carré de plomb, puis un autre, qu’il trouva à la fois si tendre et si pesant. C’est, lui avait-on expliqué, le matériau qui servait à restaurer le vieux toit de l’institution. Est-ce alors le bruit du marteau des ouvriers ou celui de ses pas lorsqu’il s’en retournait à pied jusqu’à son village qui provoqua le déclic ? A son tour, il se mit à clouer, bout à bout, côte à côte, ces mêmes carrés d’étain en des engrangements qui devaient tout à l’imprécision des alignements et formaient peu à peu des murs de silence gris qui, aujourd’hui, pour la première fois, sont exposés au grand jour d’une galerie. De la même manière, obsessionnelle autant que précise, mais, cette fois, sur le corps abandonné d’objets récupérés (anciens stores, portes d’armoires, balustres…), il frappa une carapace plombée, douce au toucher, impénétrable à la vue.

De presque dix ans son aîné, Karel Bogaerts, aveugle lui aussi et toujours actif, organise au seul toucher une cartographie d’un espace imaginaire. Posés à plat, ses  » reliefs  » (ou peut-être ses maquettes) faits de touches de piano, de petites planches, de boîtes à cigares et parfois de chaînes et de souricières énoncent le désir du passage et du couperet qui l’interdit. Ce sont des couloirs, entre deux murs lamellés, des caves, des étages, des places et des sols aiguisés, tranchants. On y entre, on en sort. On pourrait même s’y cacher, fuir, se recroqueviller dans le noir dès qu’avec le doigt on referme le volet et qu’on laisse aux voyants le plaisir d’y reconnaître le mot  » Sumatra « , la marque des cigares favoris de Karel.

Enfin, dans cette exposition peu banale, Pascal Tassini, dit Le Docteur, est le seul à  » voir « . Dans l’atelier du Creahm, à Liège, il s’est construit son lieu et, derrière sa table de travail, revêtu d’un tablier de docteur, il distribue des  » ordonnan- ces  » jusqu’au moment où, avec la terre entre les doigts, il élève des tours de glaise. Au bas, chacun y reconnaîtrait un pied. Au sommet, Pascal creuse une première fenêtre, puis une autre, une autre encore, ouverte comme une gueule creusée à mi-mollet. Une caverne où déposer ses trésors. Bref, une maison à l’image de celle qu’il habille depuis peu d’étranges boules de tissus noués, serrés, mêlés les uns aux autres en un inextricable collier refermé sur lui-même. Une parure dans laquelle se sont noyés l’ancien tablier blanc, la chemise d’un ami, un sac en plastique et mille autres charpies serrées à la gorge, jaillissantes, étranglées afin que leurs couleurs soient encore plus vives et que le soleil paraisse par-delà les fenêtres et les murs.

Guy Gilsoul

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