Gérard Chaliand:  »Je cherche à comprendre le terrorisme »

Désormais, il ne se passe plus une journée sans qu’un attentat meurtrier ait lieu dans le monde, sans que des images de corps déchiquetés hantent l’actualité… Nous entrons dans une nouvelle ère, une nouvelle guerre. Cette fois, l’ennemi ne réclame pas de territoire, il ne cherche pas à négocier, il tue au hasard. Qu’il se réclame d’Al-Qaida ou d’un autre groupe, le terrorisme islamiste recouvre la même réalité : le mépris de la personne humaine, le rejet des valeurs civilisées et une fascination pour la mort. Comment s’explique-t-il ? De quoi se nourrit-il ? Gérard Chaliand, spécialiste des conflits (il vient de diriger une Histoire du terrorisme chez Bayard) a côtoyé des guérilleros et traîné dans différentes poudrières, ce qui lui a donné une certaine compréhension du phénomène terroriste. Il porte sur celui-ci un regard très froid.

Le 11 septembre 2001, Madrid, Irak et, récemment, Damasà Depuis quelques années, le terrorisme frappe partout dans le monde, et il faut bien parler d’une nouvelle guerre, qui ne dit pas son nom. Comment cela est-il arrivé ?

La terreur n’est pas une nouveauté dans l’Histoire : elle a été utilisée par tous les Etats despotiques pour obtenir la soumission des populations : songez à la Révolution française, à Cromwell, aux staliniens, aux nazis. Le terrorisme, tel qu’on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire la terreur exercée par des groupes qui frappent des civils et cherchent à impressionner l’opinion, est récent. Il est apparu comme un substitut à la guérilla, vers 1968. A cette époque-là, en Amérique latine, les révolutionnaires, tels les Tupamaros en Uruguay et Carlos Marighella au Brésil, ont compris que la guérilla à la cubaine était un échec : la paysannerie ne suivait pas. Ils ont alors inauguré une autre tactique : celle de la guérilla urbaine, une forme de terrorisme en ville, qui n’a d’ailleurs pas mieux marché. De leur côté, les Palestiniens ont tiré les mêmes leçons : alors que leurs actions de commando contre Israël en 1967 et 1968 ne donnaient pas de résultats, le simple détournement d’un avion israélien par le Front populaire de libération de la Palestine de Georges Habache leur offrait la Une de la presse internationale.

L’acte terroriste est donc apparu comme une meilleure  » publicité  » pour leur cause.

Le terrorisme, plus publicitaire, s’est substitué à la guérilla. On se souvient de la prise d’otages aux Jeux olympiques de Munich, en 1972, qui s’est terminée dans un bain de sang. A ce terrorisme  » publicitaire  » s’est ajouté celui d’Etats arabes qui ont utilisé des groupes palestiniens dissidents pour exercer une coercition diplomatique : les Syriens, pour obtenir que les Français ne s’occupent plus du Liban, les Libyens, pour faire pression sur la Grande-Bretagneà Une deuxième étape vers le terrorisme contemporain a été franchie en 1979, au moment de la révolution chiite en Iran et de l’intrusion des Soviétiques en Afghanistan. A Beyrouth, en 1982, des camions piégés tuent 242 marines et 58 parachutistes français. Résultat : pour deux victimes islamistes, les Américains, les Français et leurs alliés quittent le Liban. C’est le plus gros succès politique du terrorisme.

Et cela va aller en s’accélérant dans les années 1990.

Plusieurs milliers de combattants formés en Afghanistan vont aller prêter main-forte au jihad algérien, au jihad bosniaque, puis en Tchétchénie, au Cachemireà Les cibles, naguère les Soviétiques, sont désormais les Etats-Unis : attentat contre le World Trade Center (1993), contre des soldats américains à Riyad et à Dhahran (1995 et 1996), contre les ambassades américaines à Nairobi (Kenya) et Dar es-Salaam (Tanzanie) [1998], contre le navire USS Cole au large d’Aden, au Yémen (2000)… Et contre New York et Washington, le 11 septembre 2001, zénith du terrorisme classique.

Mais cette fois, on est loin de la guérilla, loin de vos révolutionnaires qui se battaient pour le pain et la liberté. Ce terrorisme-là est idéologique, islamiste, global. Et il cherche à tuer aveuglément le plus de personnes possible.

Le but habituel du terrorisme n’est pas de tuer un maximum de gens, il est d’en impressionner un maximum. Mieux vaut en tuer un et être vu par mille que d’en tuer mille et de n’être vu que d’un. Il a besoin d’être relayé par les médias. Cependant, alors que les Irlandais, les Basques et les Palestiniens agissent pour obtenir un territoire ou un statut, les islamistes, eux, n’ont qu’un objectif utopique : la reconstitution d’une communauté de croyants, qui passe par la liquidation des régimes musulmans  » impies  » comme ceux de l’Egypte ou du Pakistan. L’islamisme, qu’il faut distinguer de l’islam, est l’idéologie d’une minorité agissante qui vise à prendre la tête du monde musulman.

Mais elle n’agit pas non plus pour défendre les pauvres ou les opprimés. Le terrorisme islamiste n’a rien à négocier.

Ce n’est pas la pauvreté qui explique le terrorisme : il ne se manifeste pas chez les Africains. L’islamisme n’est pas né de la misère, mais de la frustration de la puissance perdue et du besoin de pouvoir. L’islam a raté la modernité. Il n’a produit ni la démocratie ni, surtout, la croissance. Les islamistes rêvent de retrouver un islam qui aurait la pureté supposée de l’époque du Prophète et d’unir les croyants face à un Occident jugé dépravé et agressif. Les terroristes islamistes n’ont rien à négocier. Ils ne veulent qu’une chose : terroriser l’adversaire et l’éliminer. Pour cela, ils ont engagé une lutte à mort. L’islamisme radical va faire perdre vingt ans au monde musulman.

Comment les réseaux terroristes ont-ils évolué depuis le 11 septembre et la riposte des Occidentaux en Afghanistan ?

Ils se sont dilués. L’intervention en Afghanistan a décimé les deux tiers de l’appareil, et une partie des islamistes s’est repliée au Pakistan. En 2003, les réseaux se sont reconstitués sur des bases éclatées, du Maroc aux Philippines. Al-Qaida est aujourd’hui un réseau de réseaux qui dispose d’antennes dans les pays musulmans, mais aussi dans les populations immigrées des pays occidentaux. En Indonésie, la Jamaa Islamiya regroupe environ 20 % de la population, soit 40 millions de personnes ! Il n’est pas difficile d’y trouver quelques centaines de fanatiques décidés à passer à l’action. Au Maroc, l’islamisme prospère parmi les chômeurs (35 % d’hommes au chômage, essentiellement des moins de 30 ans).

Comment les terroristes sont-ils recrutés et formés ?

On les recrute dans les madrasa (écoles coraniques). On commence par tester leur esprit de sacrifice. Puis on leur fait subir un endoctrinement, par petits groupes, jusqu’à ce qu’ils déclarent leur intention de commettre un attentat. A Sri Lanka, j’ai vu comment travaillaient les Tigres tamouls : ils choisissent des adolescents de 14 ans û plus on est jeune, plus on se sent immortel, et on est suicidaire û coupés de leur famille et les endoctrinent dans des camps en forêt. L’attentat est préparé pendant de longues semaines, en groupe, et le futur kamikaze se trouve au c£ur d’une logistique telle qu’il lui est impossible de s’y soustraire. Tous les militants portent sur eux une capsule de cyanure avec ordre de se suicider plutôt que de se rendre.

Ces essaims terroristes sont-ils coordonnés par Al-Qaida ?

Non, pas de centralisation, mais ils partagent une même idéologie. Des contacts existent : par exemple, ils effectuent des transferts d’argent, en provenance des pays du Golfe, sans passer par les banques. En Occident, on redoute les armes de destruction massive. Mais pourquoi les terroristes utiliseraient-ils des armes biologiques, chimiques ou nucléaires, très difficiles à manipuler, alors qu’ils peuvent faire de gros dégâts avec leurs moyens classiques ? Ce que les groupes terroristes ont en commun, c’est leur idéologie, celle que le wahhabisme propage depuis trente ans au moins. L’Arabie saoudite a semé les graines grâce auxquelles s’est développé l’islamisme radical. Ces terroristes ont le sentiment de vivre une épopée, de lutter pour la grandeur de l’islam contre l’hydre occidentale corrompue. Ils sont persuadés que leur cause est juste et qu’ils arriveront à mettre l’Occident en crise et les Etats  » impies  » sous leur botte.

Cette idéologie se propage aussi en Europe, n’est-ce pas ?

Oui. Dans certaines villes et dans certaines banlieues se mène un travail idéologique d’autant plus librement qu’on se trouve dans une démocratie tolérante. On forme d’abord des militants, parmi lesquels on recrute de futurs kamikazes.

Nombre d’Européens, qui proclament volontiers leur antiaméricanisme, nourrissent l’illusion qu’ils donnent des gages de paix à l’islamisme et qu’ils sont plus ou moins à l’abri.

Il faut bien comprendre ceci : si vous n’êtes pas d’accord à 100 % avec les islamistes, vous êtes leur ennemi ! Pour les islamistes, l’interdiction du foulard à l’école est une déclaration de guerre : ils la voient comme une attaque contre la femme musulmane, à qui l’on voudrait interdire d’être pudique. Il y a un vrai malaise des sociétés musulmanes à l’égard des femmes, une frustration sexuelle quasi pathologique. L’islamisme cherche à contrôler les femmes. En France, les islamistes cherchent à nous culpabiliser, ils nous accusent de les empêcher de vivre selon leurs convictions. Jouer aux démocrates qui se reprochent leur passé colonial est stupide. Nous sommes face à un conflit idéologique.

Le voile est en somme le premier pas vers l’islamisme, le pied dans la porte du représentant en terreur.

Exactement. Le combat pour le voile est une étape vers le contrôle, par les islamistes, de la population immigrée et de la société où elle vit. C’est par le contrôle des femmes que se manifeste la pression de l’islamisme. Dans les années 1950, j’ai connu une Egypte où les femmes n’étaient pas voilées. Au Caire, aujourd’hui, 80 % des femmes portent le voile. La pression est considérable : on ne peut que constater les avancées d’un islamisme pas nécessairement terroriste, mais complaisant à l’égard des terroristes.

Selon vous, c’est donc non seulement une idéologie religieuse radicale qui fait son chemin au sein même de nos démocraties, mais bien aussi un véritable militantisme terroriste.

Il n’y a rien de spirituel dans l’islamisme ; c’est un mouvement essentiellement politique. En France, c’est un bras de fer avec la République qui est engagé !

L’une des pires caractéristiques de cet ennemi-là, c’est qu’il professe un mépris souverain de l’être humain. Il peut tuer des femmes, des enfants, des civils sans sourcillerà

Les islamistes vous répondraient que, lorsque les Américains lancent leurs bombes, ils tuent aussi des enfants, et que ce n’est pas parce qu’ils utilisent des armes rudimentaires qu’ils sont plus ignobles que les autres.

Même si les deux sont horribles, on ne peut quand même pas assimiler un attentat qui frappe volontairement des civils avec un bombardement militaire en temps de guerre !

C’est pourtant ce que font les islamistes : ils estiment qu’ils sont en guerre. Ils vous diraient :  » Sous prétexte que, toi, tu disposes d’un appareil légal et que tu te réclames d’un Etat, ta violence serait plus légitime que la mienne ? Eh bien non !  » Ils sont ailleurs, dans un lieu où notre discours sur la personne humaine n’a pas cours. L’islam reconnaît les valeurs de la civilisation. Mais les islamistes, eux, sont comme les staliniens : ils ont une mentalité totalitaire.

Comment lutter contre un tel ennemi ?

Par le renseignement. Et surtout, par l’infiltration. On sait qu’avant le 11 septembre les services américains étaient trop focalisés sur le renseignement électronique et pas suffisamment sur le travail de terrain. Il faut savoir prendre des risques physiques. Ce n’est pas via un ordinateur que l’on comprend comment l’adversaire fonctionne. Il faut être sur place, le voir, le sentir, se mettre à sa place, essayer de comprendre comment il pense. Les Français, avec la DST, sont plutôt bons dans ce domaine.

Il va donc falloir  » s’habituer  » à un climat de menace terroriste permanente.

Nous y sommes déjà. L’islamisme progresse de l’Afrique à l’Indonésie. Nous sommes en conflit, comme le montre l’attentat de Madrid. Il y en aura d’autres en Europe, et ce conflit est fait pour durer une génération au moins. Pour les islamistes, les attentats ne représentent que de petits succès ponctuels. Il leur faut s’emparer du pouvoir ici ou là, déstabiliser des régimes. Autrement, ils tournent en rond en provoquant des nuisances, certes sinistres mais peu significatives. C’est pourquoi j’estime que nous sommes en conflit, mais non en guerre.

Vous baignez quotidiennement dans cette réalité. Comment en êtes-vous devenu le spécialiste ?

Je suis devenu un spécialiste des conflits sans le savoir, en accumulant une expérience de terrain en matière de guérilla sur trois continents. Quasi toujours du côté des insurgés, en cherchant toujours à voir comment on essaie, avec le temps et l’intelligence, de transformer sa faiblesse en force. J’ai vu cela chez les Vietnamiens ou les Erythréens, par exemple. Si la guérilla est l’arme du faible, le terrorisme est l’arme du plus faible encore. Comme dernier recours, il est légitime de s’en servir, encore faut-il avoir une cause cohérente, ce qui fut assez rarement le cas dans les mouvements terroristes des trente dernières années.

Légitime ! Vous allez loin ! Vous aimez cette ambiance ?

Oui, je le dis franchement. J’aime cette ambiance, j’aime les risques, je veux comprendre comment, dans une société en crise, certaines personnes transforment leur faiblesse en force. J’aime acquérir ce que j’appelle le  » savoir de la peau « . Au fil du temps, je suis devenu un observateur sans idéologie. Sur les islamistes, ma position est claire. Mais je ne condamnerais pas pour autant ceux qui n’ont que la violence pour obtenir quelque chose.

N’est-ce pas parce que, à force de côtoyer tous ces extrémistes, vous portez maintenant un regard froid sur l’être humain ?

On utilise toujours le qualificatif  » inhumain  » pour qualifier certains actes. Cela n’a pas de sens : c’est au contraire spécifiquement humain. Nous sommes une curieuse espèce, passionnante et cruelle. Dès que vous sortez les hommes de leur magnifique contexte institutionnel û l’Etat de droit, auquel je tiens beaucoup û que vous les mettez dans un quelconque maquis, alors leur véritable nature s’exprime ! J’ai vu des choses terribles, vous savez… Ce que peut faire un être humain à un autre être humain, dès lors qu’il le tient à sa merci, est impensable. Avec le temps, je regarde tout cela avec davantage de distance. Mais je cherche toujours à comprendre.

Dominique Simonnet

D.S.

L’islamisme radical va faire perdre vingt ans au monde musulman

Nous sommes en conflit, mais non en guerre

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