Gabon, Les vieilles ficelles de Papa Bongo

Sauf séisme, le doyen des chefs d’Etat africains, au pouvoir depuis 1967, décrochera le 27 novembre un nouveau mandat de sept ans. Mais ce triomphe annoncé masque mal les failles du système et l’amertume de ses laissés- pour-compte

(1) Jeune Afrique du 17 novembre 1998.

(2) Lire Blanc comme Nègre, livre d’entretiens paru en 2001 (Grasset).

De notre envoyé spécial

La banderole flotte sur un fatras de pancartes louangeuses.  » A Ngouassa, nous voulons notre bac « . Comment ? On ose défier ainsi, pour une histoire de rivière infranchissable, le président sortant, Omar Bongo Ondimba, venu ce 16 novembre, à onze jours de l’unique tour de scrutin, prêcher le  » bon choix  » aux électeurs de Fougamou ! C’en est trop pour les apparatchiks locaux du Parti démocratique gabonais (PDG). Tandis que la sénatrice du cru abreuve d’éloges l’illustre visiteur, deux d’entre eux, furieux, fendent la foule et empoignent le drap peint. Commence alors une sourde lutte, ponctuée d’injures et de cris étouffés. Tel un esquif ballotté par la houle, la bannière plonge puis resurgit. A l’instant où le  » grand camarade  » prend la parole, tout indique que les dissidents ont baissé pavillon. Erreur. Car ils repoussent leurs censeurs avec l’entêtement de ceux qui n’ont rien à perdre. Et tant pis si, à l’heure du tour d’honneur final, l’homme qui règne sans partage sur le Gabon depuis trente-huit ans ne daigne pas lever les yeux vers la supplique.

Cette rébellion muette aura à peine troublé l’ordonnancement du rituel. Depuis qu’OBO a entrepris de sillonner, à la tête d’une écrasante armada, les neuf provinces du pays, le décor et le rituel des meetings varient à peine. Une tribune ourlée de calicots vert-jaune-bleu, écrasée de soleil ou rincée par l’averse, un canapé réservé au doyen des chefs d’Etat africain et à son épouse Edith- Lucie, fille du président congolais Denis Sassou-Nguesso, un podium orné de la main ouverte, emblème du PDG. Le couple rejoint son trône sous les vivats, aux accents d’un hymne de campagne que matraque une sono infernale, esquissant quand le c£ur lui en dit quelques pas de danse. Suit l’allocution, flagorneuse à souhait, du  » coordinateur départemental de la majorité « , celle du porte-parole des jeunes, de la déléguée des femmes, puis, enfin, le bref discours du  » candidat naturel « .

De sa voix un rien traînante et chuintée, juché sur ses bottillons à talons compensés,  » Papa Bongo  » brode mollement sur le même canevas : le 27, ne cherchez pas à comprendre, votez pour moi.  » Hommes, femmes, enfants, à quatre pattes s’il le faut.  » Je vous garantis la paix, l’unité, la cohésion nationale. Oh, bien sûr, vous avez besoin – au choix – d’un tronçon de route, d’un pont, d’un port, d’un bateau, d’une école. Glissez dans l’urne le bon bulletin, et je vous promets une surprise. D’ailleurs, ça ira mieux demain. On a découvert chez vous – selon les cas – du pétrole, du manganèse, des minerais rares, des forêts de bois précieux, donc de l’emploi. Les rivaux ? Des amateurs, des aventuriers tribalistes que le  » boss  » balaie d’un geste dédaigneux de ses doigts longs et fins, conjurant ses auditeurs de se méfier de ces gars-là, qui  » vont tenter de faire voter des étrangers « .  » Si un électeur n’a pas une tête de Gabonais, écartez-le. Mais pas de coups de poing.  »

 » Ce qui compte, c’est de me donner vos suffrages  »

I l suffit de se glisser dans les coulisses du Barnum pour déceler les failles du Bongoland, cet émirat pétrolier du golfe de Guinée. A Mandji, un orateur sort des rails de la déférence pour décliner les angoisses qui  » minent la jeunesse « . Il déplore que les  » forces de sécurité ouvrent le feu sur des gens qui ne réclament que ce qu’il leur revient de droit « . Allusion à un accrochage survenu en juin au village de Fwanou, sur fond de barricades qu’érigèrent des dés£uvrés pour protester contre le peu d’empressement des sociétés forestières et pétrolières à les recruter. Pris à partie, des gendarmes ont tiré. Le bilan ?  » Deux morts et quatre blessés « , souffle un témoin. Le patriarche écoute, mais  » répondra plus tard « . Car  » ce qui compte, pour l’heure, c’est de me donner vos suffrages « . Naguère chef de file de la jeune garde du PDG à Gamba, Deco, 23 ans, vient de rallier le  » traître  » Zacharie Myboto, ce vieux baron du régime qui s’est découvert sur le tard une vocation d’opposant. Les menaces n’y ont rien fait, pas plus que la liasse de billets promise par un député local.  » Bongo répète que la jeunesse est sacrée, gronde-t-il. Je l’ai cru. Je ne le crois plus. Nous sommes abandonnés à nous-mêmes et au chômage. Quant aux notables, ils empochent et ne font rien.  » La veille, un barbu tourmenté avait livré la clef de cette colère contenue. Membre du service d’ordre de l’étape de Tchibanga, il arborait pourtant le tee-shirt et la casquette Bongo 2005. Mais le c£ur n’y était pas.  » Tous les matins, mes frères et s£urs marchent une heure pour aller à l’école, grince-t-il. A midi, ils reviennent ; juste le temps de manger rien ou presque. Et voyez la colonne de 4 x 4 de la présidence ! Il faut nous laisser un ou deux minibus. De toute façon, ils ne repartiront pas avec. On ne cassera pas, mais, au besoin, on couchera les collégiens sur le bitume.  »

Ici un barrage, là une manif : même diffuse, l’amertume affleure partout. Y compris à Bongoville, fief natal du  » patron « , au c£ur du Haut-Ogooué. Certes, on est loin des émeutes, qui, à l’orée des années 1990, embrasèrent Port-Gentil, cité rebelle, au point d’ébranler le palais du bord de mer, terne bunker de marbre où siège la cour du roi Omar. Il n’empêche. Quand le père Mba Abessole, transfuge de l’opposition, tente d’y prendre la parole au hasard d’une grand-messe électorale, la foule de la foire-expo le hue et le raille. Quelques lazzis fusent même dès qu’Edith-Lucie, la première dame du Gabon, se dandine sur la scène au rythme de la rengaine de campagne.

Si elle a perdu de son éclat, la magie Bongo opère encore.  » Je ne me promène jamais les mains vides, proclame-t-il volontiers. J’ai toujours quelques ficelles dans les poches.  » Ficelles élimées, mais résistantes. Pour des dizaines de milliers de Librevillois, les factures d’eau et d’électricité de novembre ont été passées à l’ardoise magique. Quant aux trésoriers-payeurs, ils ont pour instruction de virer traitements et pensions avant le 27. Les humbles traitent encore le doyen avec les égards dus au vieux chef de village paternel et matois, mais ils accablent l' » entourage « , coterie servile, vénale et indolente. Quitte à oublier que c’est à  » OBO le boss  » et à lui seul qu’il doit ses prébendes. On votera donc Bongo, par habitude, par lassitude ou par défaut.  » Laissons-le finir son temps et attendons la suite « , suggère un fonctionnaire de Lambaréné.  » Tu as un bon travail, lui serine en écho sa maman, je mange à ma faim, la guerre nous épargne. Gardons le Vieux.  » A l’évidence, le sortant raflera les bulletins de la peur. Ses porte-voix agitent d’ailleurs sans retenue le spectre du chaos ivoirien, des tensions togolaises et du péril d’éruption au Congo voisin.

Hervé, 24 ans, et Amour, 19 ans, sont tous deuxà élèves de troisième à Mayumba. L’un rêve de devenir soudeur, l’autre électricien. Pour l’heure, faute de formation, ils tuent leur ennui en contemplant de loin les agapes offertes au cortège par le ministre du coin. Champagne Gosset millésimé pour le président candidat, Laurent-Perrier pour la suite.  » On donnera quand même notre voix à Bongo, murmure Hervé. Lui a distribué des cahiers gratuits. Les autres, on ne les connaît pas.  »

 » Si on ne change pas, la rue s’en chargera  »

Reflet du délitement de la monarchie clientéliste gabonaise, le PDG ressemble à s’y méprendre à une pétaudière. Il n’en finit pas de vider une querelle de quinze ans d’âge entre le clan des caciques et l’aile, décimée à l’usure, des  » rénovateurs « .  » Le parti est KO debout, admet l’un d’eux. C’est une coquille sans troupes ni vision, fissurée par les ambitions et les calculs.  » Le  » camarade fondateur  » en a-t-il conscience ? Sans doute, mais il laisse courir, tant ce virtuose du consensus et du ralliement monnayé répugne à trancher, à châtier compagnons et courtisans. D’autant, avance un initié, que les  » archéos  » ont menacé de l’entraîner dans leur chute.  » Il ne doit rien à ces gens-là, soupire un intime, ponte du PDG. Tout ne dépend que de lui. Si on ne change pas, la rue s’en chargera.  »

L’enjeu véritable, le voilà. Il ne s’agit pas de savoir si Bongo gagnera, mais ce qu’il fera de sa victoire. Et rien ne prouve qu’il comblera les v£ux de ceux qui, nombreux, réclament un  » coup de balai  » avant les législatives de décembre 2006. Dans l’immédiat, on s’en tient à l’aspirateur : la mouvance présidentielle a attiré dans son orbite, et à grands frais, 42 formations, pour la plupart confidentielles.

Serait-ce le mandat de trop ?

Sur les ruines de l’ex-parti unique ont fleuri des myriades d’associations, souvent fictives. mais puisqu’il suffit de publier une motion de soutien pour passer à la caisseà Au palmarès des pièges à largesses, le Club de l’Excellence lumière de Bongo Ondimba (Celbo +) devance de peu le mouvement des commerçantes de Lalala, que leur parrain, par ailleurs Premier ministre, invite à  » se lever comme un seul homme « . Mention spéciale aux  » Femmes abandonnées, orphelins, indigents, chômeurs, tous ces nécessiteux qui te doivent leur place dans la société. Nous sommes derrière toi « . Loin derrière. Là encore, Papa n’est pas dupe. Il lui arrive de fustiger ceux qui désertent le parti pour tendre la sébile. Sans renoncer à garnir celle-ci. Ses laudateurs lui prédisent partout une  » victoire cash et sans bavure « . S’agissant du cash, c’est déjà dans la poche.

Serait-ce le mandat de trop ? Un pesant non-dit plane sur le paysage : l’après-Bongo. La question n’est plus taboue, mais la réponse le demeure. Quand on lui rappelle des propos tenus en 1998 –  » Il faut savoir partir. [à] Dans sept ans, je pense que je m’en irai après avoir formé des femmes et des hommes capables de me succéder  » (1) – l’ancien postier, initié au socialisme et à la franc-maçonnerie par un inspecteur des PTT – nie avec un aplomb sidérant.  » Vous, les journalistes, vous déformez tout. Vous racontez n’importe quoi !  »

Tel député  » pédégiste  » veut croire que Bongo, 70 ans, s’effacera en cours de mandat. Mais au profit de qui ? Ali, le fils, ministre de la Défense et vice-président du PDG ? Improbable. Pascaline, la fille favorite, énarque et directrice de cabinet ? Trop audacieux. En bon Téké – ethnie bantoue minoritaire – Bongo sait bien que le chef coutumier met un pied dans la tombe dès qu’il désigne un dauphin.  » Gare aux illusions, objecte un familier. Omar mourra au pouvoir. Il ne vit que pour ça.  » La démarche moins assurée, les prothèses auditives, les assoupissements soudains, l’agacement quand l’intendance cafouille : les indices de l’usure sont là. Mais comment faire du neuf avec le Vieux ?

A Libreville, la politique est une affaire de familles. Et là, on navigue entre Labiche et les Borgia, version tropicale. Le sortant a mis du sien pour mériter son titre de  » père de tous les Gabonais « . On lui attribue une cinquantaine de rejetons. Parmi eux, une adolescente, fruit de sa liaison, rompue en 2000, avec Chantal Myboto, fille de l’ancien compagnon qui le défie aujourd’hui dans les urnes.  » Le patron a mal vécu cette rupture, admet un confident. Edith-Lucie l’a sommé de choisir. Or Chantal est la femme dont il a été le plus épris. Et la voilà auprès d’un père qu’il tient pour un félon. Tout cela donne un tour passionnel à ce scrutin.  » Au point d’altérer le légendaire sens tactique d’OBO. Pour preuve, le coup de sang du 18 septembre : de retour de New York, il a, lors d’une escale à Paris, sommé son ministre de l’Intérieur de priver de passeport ces opposants qui  » dénigrent tout  » de l’étranger, allant jusqu’à confier qu’il en demanderait la liste aux services de Nicolas Sarkozy. Depuis, son entourage s’évertue à minimiser la portée de l’injonction. Quand on songe que quatre héritiers de la dynastie Bongo partagent la vie de descendants Mybotoà Un hiérarque du PDG l’admet : si le régime a avalisé la candidature de l’opposant radical Pierre Mamboundou – 16,5 % en 1998 – c’est pour éviter un tête-à-tête Bongo-Myboto.  » Sinon, avoue-t-il, on était bon pour les histoires de jupons.  » En la matière, Omar peut être féroce : il ne nie plus avoir commandité, en 1979, l’assassinat à Villeneuve-sur-Lot de Robert Luong, amant de Marie-Joséphine, sa première épouse (2).

La conversion d’Omar à la monogamie a propulsé sur l’avant-scène  » maman Edith « , icône de la lutte antisida.  » Elle est intouchable, précise un journaliste gabonais. Le président me l’a dit lui-même.  » Au fil de la campagne, le boss et madame prennent soin d’afficher une tendre complicité. Notamment à Lambaréné, quand ils s’irritent puis s’amusent des métaphores poussives d’un flatteur assommant.

La campagne du patron, protégé par une escouade de gardes du corps marocains, donne lieu à une débauche de dépenses quasi obscène. Tous les moyens, à commencer par ceux de l’Etat, sont bons. Pour que le  » candidat de Dieu  » tombe du ciel où bon lui semble, une flottille sillonne le ciel gabonais : trois Falcon, dont un 900, un hélicoptère Super Puma, deux Puma, deux Dauphin loués à prix d’or et quelques bimoteurs à hélices. Dans les contrées les plus reculées se croisent d’étincelantes Toyota tout-terrain aux armes de Bongo 2005. A Libreville, un immense portrait du candidat couvre le flanc d’un immeuble de 10 étages, tandis qu’un festival de rayons laser illumine le soir venu une autre façade, au risque d’éclipser l’écran géant voisin.

L’unique scénariste du scandale gabonais

Casquettes et tee-shirts lumineux, blousons, montres, sonos de concerts rock venues de Paris, le reste est à l’avenant. Pour un peu, on en oublierait les chaises en plastique à l’effigie du chef, les bières et les billets de 5 000 CFA (8 euros) octroyés aux badauds de la kermesse électorale. Comment résister à une occasion si rare de  » manger cadeau  » ? Dire que dans les meetings de Mamboundou circulent des urnes rouge vif où les militants sont invités à glisser leur écotà S’ils entrouvrent écrans et colonnes aux rivaux, les médias pilonnent l’électeur avec entrain. Y compris les télévisions privées, telle Télé-Africa.  » Je bosse dans une chaîne familiale, ironise un de ses reporters : elle appartient aux enfants Bongo.  »

C’est ainsi : détenteur d’une fortune colossale, le  » grand camarade  » goûte le luxe. Le 10 novembre, c’est à bord d’une Rolls-Royce bleu nuit que cet amateur de grands crus rallie le salon d’honneur de l’aéroport Léon-M’ba. De là, El Hadj Omar Bongo Ondimba, né Albert-Bernard et devenu musulman en 1973, s’envole pour Franceville, où il inaugurera une usine de manganèse et une future porcherie. Allah reconnaîtra les siens. Qui se souvient que, cinq ans avant d’embrasser la religion du Prophète, l’animiste Bongo avait opté pour le catholicisme à la seule fin d’obtenir une audience chez Paul VI ? Au demeurant, il faudra que tous les dieux se liguent pour, à l’heure du Jugement, lui donner l’absolution. Car, malgré une bonhomie qui le distingue des tyrans du continent, le patriarche téké aura été l’unique scénariste du scandale gabonais. Voilà un pays de cocagne, au sous-sol et aux fonds marins gorgés de richesses et qui, à l’aune de l’indice de développement humain des Nations unies, végète au 123e rang mondial. Les promesses du  » projet de société  » du sortant ont valeur de réquisitoire. Santé, éducation, emploi : en creux, on y lit tous les échecs d’un système patrimonial.  » J’ai dit ; j’ai fait « , répète à l’envi celui qui fut, dans une vie antérieure, agent de renseignement de l’armée française. Il a beaucoup dit et bien peu fait. En quatre décennies de règne, 937 kilomètres de routes bituméesà

Le 13 novembre, dans l’enceinte du stade Bongo, le fils Ali a emprunté à un western fameux le titre de son carnet de campagne : le Bon (Papa), la Brute (Mamboundou) et le Truand (Myboto). Au rayon des films cultes, mieux vaut puiser chez Jean-Luc Godard pour dépeindre le Gabon tel qu’il est. A bout de souffle. l V. H.

Vincent Hugeux

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