France-Belgique 14-18 : La mémoire retrouvée

Boris Thiolay Journaliste

Alors qu’il ne reste plus que deux poilus vivants, les Français ne se sont jamais autant passionnés pour la Grande Guerre. Des cinéastes aux romanciers, cette tragédie humaine fascine.

Combien sont-ils à ressortir d’une vieille armoire le portrait d’un aïeul en uniforme, figé dans une éternelle jeunesse ? Impossible à dire. Mais la démarche illustre un phénomène persistant : le retour de la mémoire collective autour de la Première Guerre mondiale.

Alors qu’il ne reste plus aujourd’hui, en France, que deux témoins vivants de la Grande Guerre – Louis de Cazenave (110 ans) et Lazare Ponticelli (109 ans) – on continue de se passionner pour cette période. Le phénomène a commencé dans les années 1990, en particulier avec l’engouement autour du livre Paroles de poilus, lancé en 1998 à l’initiative de Radio France : 1,5 million d’exemplaires vendus. Depuis, le succès remporté par des films consacrés à ce conflit – Un long dimanche de fiançailles (4,5 millions de spectateurs), Joyeux Noël (2 millions) – ou des romans, comme Les Ames grises, de Philippe Claudel (prix Renaudot 2003), a confirmé cette curiosité durable.

L’intérêt pour ce qui devait être la  » der des der  » est multiple : il repose tout autant sur des ressorts personnels, intimes, que sur l’ampleur, aujourd’hui incompréhensible, de la tragédie (1,4 million de morts, plus de 4 millions de blessés en France). Il se nourrit aussi d’un goût prononcé pour les célébrations passionnelles des grands chapitres de l’Histoire.

 » Avec 8 millions de combattants qui se sont succédé au front, chaque famille a été touchée par cette guerre qui fut aussi la première expérience de la mort de masse. En moyenne, 900 jeunes Français sont morts chaque jour pendant quatre années et demie, rappelle l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, codirecteur du centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre, à Péronne (Somme). Mais, après 1918, on a trop vite voulu tourner la page avec de grandes commémorations. Le travail de deuil personnel n’a pu être accompli. Près de 300 000 corps n’ont d’ailleurs jamais été retrouvés. « 

Ainsi, cette blessure collective ne s’est jamais entièrement cicatrisée. La douleur a même eu tendance à se réveiller depuis une quinzaine d’années, à mesure que se développait l’intérêt du public pour la généalogie et l’histoire locale. Dans le même temps, Internet a multiplié les sources de recherche. Des centaines de sites, personnels ou officiels, diffusent désormais des photos, des récits d’anciens combattants. Un exemple : le site Mémorial GenWeb, dont l’ambition est de recenser l’ensemble des soldats  » morts pour la France « .

La rubrique  » Mémorial virtuel  » du site Chemin des Dames, lancé par l’historien Guy Marival, redonne quant à lui un nom, un visage aux poilus disparus dans l’Aisne.  » Les gens retrouvent leurs ancêtres dans la guerre, avec leurs espoirs, leurs doutes, leurs souffrances, indique Rémy Cazals, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse-le Mirail. Ce qui les touche, c’est le sentiment qu’une personne de leur famille a été mêlée à cet événement mondial.  » Membre du Collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918 (Crid), Rémy Cazals revendique une approche  » sensible « , à hauteur d’homme, de ce conflit, en s’appuyant notamment sur les carnets de guerre de soldats  » ordinaires « .

Les poilus ont-ils majoritairement subi leur sort, comme l’affirment les membres du Crid, ou consentaient-ils au sacrifice pour défendre la patrie, portés par une  » culture de guerre « , comme le pensent ceux de l’Historial de Péronne ? Une chose est sûre : l’engouement pour la Grande Guerre est aussi une tentative – désespérée ? – de comprendre comment cette boucherie fut possible. Avec le risque de substituer une mémoire émotionnelle à une mise en perspective historique.

L’historien Antoine Prost, professeur émérite à l’université Paris I, met en garde contre ce risque :  » Vouloir comprendre cette guerre en faisant abstraction du sentiment national à l’époque est impossible. Affirmer en 2007 qu’elle n’avait aucun sens est un anachronisme : les mentalités ont profondément évolué. Le regard posé sur cette période est paradoxal : on ne supporte plus la violence et on est en même temps fasciné par l’extrême brutalité de cette guerreà  » Cette déflagration mondiale fut, comme l’ont démontré les historiens, la  » matrice  » du xxe siècle et de son cortège d’horreurs : totalitarisme, déportation, génocideà

Aujourd’hui encore, comment ne pas frémir en arpentant le Chemin des Dames – dénommé ainsi parce que les filles du roi Louis XV étaient censées l’emprunter lors de leurs villégiatures ? De 1914 à 1918, ce plateau situé entre Soissons et Laon devient  » l’arête vive du massacre « , selon le mot du poète Louis Aragon. En avril 1917, l’offensive  » décisive  » lancée par le général Nivelle tourne au désastre : 100 000 poilus sont mis hors de combat pour une avancée quasi nulle.

Nonante ans ont passé, et Craonne, village rasé pendant les combats, ne compte plus que 80 habitants. A la mairie, on peut lire les paroles de la fameuse Chanson de Craonne, le cri de ralliement des mutins de 1917 qui refusèrent d’aller à l’abattoir. 27 d’entre eux furent fusillés pour l’exemple au pied du Chemin des Dames. Maire de la commune, éleveur de vaches, Noël Genteur, 53 ans, se démène pour tirer un  » message d’espoir et un peu de chaleur humaine de cet héritage terrifiant « . Régulièrement, il promène des classes de collégiens éberlués sur le champ de bataille.  » Je leur dis : « Ici, vous êtes chez vous ! » raconte-t-il. Une fois, il y avait quelques élèves noirs, d’un collège de banlieue parisienne, qui restaient à l’écart. Quand ils ont appris que 6 700 tirailleurs sénégalais étaient tombés en deux jours, un grand gars s’est mis à pleurer. Une gamine m’a pris la main, s’est accrochée à ma salopette. Elle ne me lâchait plus…  »

Si le souvenir de la Grande Guerre étreint à ce point, c’est aussi parce qu’il renvoie l’écho lointain du sacrifice d’une génération. Au feu, une fraternité sans failles s’était forgée. Le péquenot, l’aristo et le titi parigot vivaient et mouraient ensemble. A l’arrière, les femmes prenaient la relève des absents.  » 1914-1918 reste dans l’imaginaire collectif le symbole d’une France unifiée, héroïque, victorieuse, affirme le sociologue Jean Viard. De nos jours, tandis que le pays s’interroge sur son identité et sa cohésion sociale, la Grande Guerre demeure une référence. Contrairement à la Seconde Guerre mondiale, période entachée par la collaboration et la déportation, elle inspire globalement respect et fierté.  » Chacun peut donc puiser à sa guise dans ce mythe national qui suscite parfois la nostalgie d’une France disparue, une vision  » réactionnaire  » au sens propre du terme. En tout cas, la statue du poilu, figure idéalisée, continue de veiller sur chaque village, où les habitants peuvent lire leur propre nom de famille sur le monument aux morts.

Le jour où les deux  » der des der « , disparaîtront à leur tour, une page d’histoire se tournera.  » Après avoir inhumé le Soldat inconnu, en 1920, l’enterrement du dernier combattant connu aurait une portée cathartique : cela pourrait clore un cycle « , estime Stéphane Audoin-Rouzeau, de l’Historial de Péronne. Mais, les deux derniers poilus ayant décliné les funérailles nationales qu’on leur proposait, par respect pour  » tous les autres « , c’est un hommage solennel à l’ensemble des combattants qui sera rendu.

B. T.

Emotion forte parmi les descendants de quelques-uns des héros belges de la Grande Guerre : le déminage du fort de Loncin, au-dessus de Liège, a permis de retrouver, ces derniers jours, les corps de quelques-uns de ces soldats, identifiés grâce à des effets personnels. Edifié en 1888 sur ordre du général Brialmont, le bâtiment faisait partie de la ceinture liégeoise composée de douze forteresses, construites en béton, matériau inédit pour l’époque. Au grand dam de l’assaillant allemand de 1914, les forts ont résisté, pendant une douzaine de jours, à l’invasion et aux coups de boutoir des tirs de grosse Bertha. Epilogue de cette lutte inégale : l’explosion et la destruction du fort de Loncin, le 15 août 1914, peu après 17 heures. Un obus tombé sur la poudrière n’a laissé aucune chance de survie à 350 militaires, dont les restes reposent toujours sur le site. Le 15 août prochain, une cérémonie est prévue au cours de laquelle les corps découverts seront inhumés dans la nécropole.

Olivier Rogeau

De novembre à mars, le fort de Loncin est ouvert aux visiteurs le 1er et le 3e dimanche de chaque mois, à 14 heures (le reste de l’année, tous les dimanches). Au programme : diaporama, visite du musée et de l’intérieur du fort, où l’on peut imaginer le cauchemar vécu par les soldats lors du pilonnage allemand (infos : 04 246 44 25).

Boris Thiolay

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire