Fils de Cobra

Les serpents et autres enroulades de Pierre Alechinsky s’accrochent aux cimaises du Botanique. Attention : artiste vénimeux !

ça n’allait pas être facile. ça se lisait à son impatience, à la façon mordante dont Pierre Alechinsky, petit, chauve, l’écharpe nouée sous une barbe blanche mal rasée, répondait du tac au tac, et sans aménité, au collègue de télévision.  » Moi, ouvert aux nouvelles technologies ? Vous rigolez, mon garçon. A 83 ans, je n’ai plus de futur.  » Sec comme une trique, l’artiste poète surréaliste avant-gardiste a encore grogné sur la disparition prochaine des dernières imprimeries lithographiques, avant de lâcher une conclusion formidablement enthousiaste (  » C’est vraiment la fin des haricots « ), tout en s’installant sans entrain pour l’ultime interview de l’après-midi. Et tout de suite, ça a capoté. La très innocente interrogation – savoir s’il peignait encore beaucoup, dans sa maison de Bougival, en banlieue parisienne – n’a récolté qu’un regard mauvais, suivi d’une remarque cinglante :  » Votre question est injurieuse… Il y a quelques années, Fabiola m’a demandé la même chose. C’est profondément offensant.  » Pardon. Si même la-reine-qui-sait-y-faire-avec-tout-le-monde s’est également cassé les dents… Deuxième approche : ramener le papy gaucher (et diablement aigri) loin dans le temps, à l’époque bénie du mouvement artistique Cobra (Copenhague-Bruxelles-Amsterdam) qu’il anima fougueusement. Loin, en tout cas, d’un présent qu’il semble abhorrer…  » Vous, natif de Schaerbeek, vous arrive-t-il souvent de redécouvrir la capitale ?  » Mal joué. Les souvenirs ne lui sont pas doux du tout :  » J’ai habité un autre Bruxelles, un autre Paris, un autre New York. Presque tous mes amis d’alors ( NDLR : les Christian Dotremont, Michel Butor, Eugène Ionesco, Karel Appel, Alberto Giacometti, Walasse Ting, Asger Jorn… ] sont morts, il n’y a plus que des fantômes dans ces villes. Alors je ne vais nulle part, pour ne pas me faire souffrir : quand on vieillit, on est exilé partout…  » Mais pas dans l’art, quand même, n’est-ce pas, dites-moi ? La question reste coincée, tant elle semble idiote. Pourtant, il y a tellement de liberté, tellement de joie de vivre dans les formes enroulées des £uvres accrochées dans le dos du plasticien, cette belle sélection d’eaux-fortes et de lithos des années 1962 à nos jours qu’expose le musée du Botanique (1). Tant d’humour dans ces serpents, ces chenilles, ces plantes carnivores, ces pelotes de laine, ces labyrinthes multicolores, toute cette course folle et liquide de contours, de boucles en boucles, de serpentins en lassos. Ultime tentative : Pierre Alechinsky a fait l’objet de mille ouvrages, et les plus grands musées contemporains ont aujourd’hui acquis ses planches. Au bilan, de quoi est-il le plus fier ?  » C’est très coinçant, vos questions, à la fin. Vous forcez à une exagération du narcissisme.  » Cette fois, il n’y a plus qu’à jeter l’éponge. Pardonner l’acrimonie d’un artiste jadis expérimental devenu visiblement allergique aux promos.  » Là, c’est vous qui rêvez tout haut « , lâche-t-il, avant de saisir le carnet de notes qu’on lui tend, et d’y dessiner une tête de requin méchant, la gueule ouverte sur deux terribles rangées de dents…

(1) Sorties de presse, jusqu’au 2 mai 2010, au Botanique, à Bruxelles. Pierre Alechinsky a choisi de mettre en lumière, à côté des ses £uvres, les très originales gravures sur gommes (à effacer !) de la Bruxelloise Kikie Crêvec£ur. Infos au 02 218 37 32 et sur botanique.be.

VALéRIE COLIN

 » je ne vais nulle part : quand on vieillit, on est exilé partout… « 

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