Ferran Adria, génie ou apprenti sorcier ?

La cuisine moléculaire du célèbre chef espagnol d’El Bulli nuit-elle à la santé ? Depuis des mois, la polémique enfle. Deux livres contradictoires font le point cette rentrée. Pour Le Vif/L’Express, leurs auteurs ont accepté la confrontation.

Trois étoiles au Guide Michelin, meilleure ta-ble du monde, pour la quatrième année consécutive, d’après le classement du magazine britannique Restaurant, 2 millions de demandes de réservation par an pour seulement 8 000 couvertsà Ferran Adria s’est hissé au rang de pop star internationale. Et pourtant. Au printemps 2008, le chef barcelonais Santi Santamaria, trois étoiles au Michelin, l’accuse de produire une cuisine spectacle à base de gélifiants et d’émulsifiants potentiellement toxiques, déclenchant une querelle à couteaux tirés entre grandes toques ibériques. Deux journalistes relancent le débat. Correspondant à Paris du magazine Focus, Manfred Weber-Lamberdière publie une biographie à l’honneur du chef, Le Magicien d’El Bulli (Payot), tandis que son compatriote de l’hebdomadaire Stern, Jörg Zipprick, lui aussi installé dans la capitale française, épingle les techniques et les pratiques d’Adria dans son livre, Les Dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire (Favre). Deux ouvrages qui paraissent en octobre.

Pourquoi Ferran Adria déclenche-t-il des réactions aussi radicales ?

Manfred Weber-Lamberdière : En cuisine comme en art, les icônes de l’avant-garde ont toujours été la cible de cabales, orchestrées par des réactionnaires ou des journalistes en manque de notoriété. La nouveauté fait peur. Or, Ferran Adria est l’incarnation même de la nouveauté culinaire.

Jörg Zipprick : Je suis allé chez El Bulli en 1999. On m’a servi un menu de 27 plats. Sur 13 plats, je me suis dit qu’il se passait vraiment quelque chose d’intéressant ; sur 13 autres plats, j’ai fait la grimace ; et un plat m’a laissé totalement perplexe : les langues de canard au litchi. A cette époque, Ferran Adria était un très grand cuisinier. Il n’utilisait pas d’additifs alimentaires, à l’exception de l’agar-agar, un gélifiant végétal inoffensif. C’est à partir de 2002 qu’il a eu recours à des substances autrement plus inquiétantesà

Lesquelles ?

J. Z. : E 404, E 407, E 418, E 400à Ce sont des colorants, des gélifiants, des émulsifiants, des acidifiants, jusque-là réservés à l’industrie agroalimentaire qu’Adria a introduits massivement dans ses plats pour obtenir des textures et des sensations gustatives inédites, mais qui ne sont pas neutres sur le plan de la santé. Cela va du banal glutamate – un exhausteur de goût responsable du fameux  » syndrome du restaurant chinois  » (tachycardie, diarrhées ou maux de tête) – à l’Isomalt – un édulcorant à effet laxatif – en passant par les carraghénanes, des dérivés d’algues qui sont soupçonnés de favoriser les cancers intestinaux.

M. W.-L. : Votre enquête est purement démagogique. Vous gavez le lecteur d’une liste interminable de noms de codes industriels et de prétendus effets secondaires. Plus que les additifs, c’est votre livre qui est indigeste ! La plupart des composants que vous citez sont des produits souvent d’origine naturelle, aussi inoffensifs que le sucre ou le sel, que Ferran Adria emploie en quantité infinitésimale. Alors bien sûr, on peut toujours convoquer des avis de chercheurs sur les effets du surdosage. Si vous mangez 1 kilo de sel, croyez-moi, vous risquez aussi de passer un mauvais quart d’heureà

J. Z. : Vous confondez délibérément les additifs avec des produits courants. Or, les additifs sont hautement encadrés par la réglementation dans leurs applications industrielles. Il est anormal que Ferran Adria ne soit pas soumis au même devoir de transparence et d’étiquetage que l’agroalimentaire, puisqu’il utilise les mêmes moyens.

Que pensez-vous de ses Texturas, la gamme d’additifs qu’il commercialise sous sa propre marque ?

J. Z. : Ce commerce juteux est la face la plus sombre du personnage. Tandis que l’opinion n’a jamais été aussi vigilante à l’égard de l’agroalimentaire, le business de Ferran Adria consiste à mettre de la méthylcellulose ou des carraghénanes dans des coffrets design, à les rebaptiser Metil ou Kappa pour faire chic, et à les vendre partout dans le monde. Le problème, c’est que ce genre de substances tombe dans les mains des chefs qui veulent faire du  » Ferran Adria  » sans avoir aucune idée des dangers liés au surdosage.

M. W.-L. : On sait où mène ce genre de psychose. Prenez l’exemple du Fat Duck à Londres : Heston Blumenthal (NDLR : chef trois étoiles et ami de Ferran Adria) décide de fermer préventivement son restaurant en mars dernier après que plusieurs clients se sont plaints d’intoxication alimentaire. A l’annonce de la fermeture, plus de 400 personnes ayant dîné à sa table se sont signalées. La presse a sauté sur l’occasion pour s’en prendre à la cuisine moléculaire. Or, tous les tests effectués en cuisine par les autorités sanitaires se sont révélés négatifs et le restaurant a rouvert quinze jours plus tardà avec une perte de 900 000 euros.

Jörg Zipprick, vous dénoncez dans votre livre le projet Inicon. De quoi s’agit-il ?

J. Z. : C’est un projet de recherche lancé en 2003 par l’Union européenne et plusieurs partenaires, dont l’intitulé laisse songeur :  » Introduction des technologies innovantes dans la gastronomie pour la modernisation de la cuisine « . Ferran Adria y a participé et a même touché la somme de 26 000 euros de la part de l’Union, c’est-à-dire du contribuableà

M. W.-L. : Inicon était un programme destiné à soutenir le développement des entreprises de la Bremerhaven, une région en crise au nord de l’Allemagne, notamment dans les technologies de la nutrition. Je ne vois rien de choquant à ce que ses concepteurs aient fait appel à l’expertise de quelques chefs cuisiniers sur le sujet, dans le but de faire avancer la science.

J. Z. : Faire avancer la science ? Ouvrir plutôt de nouveaux marchés pour l’industrie pétrochimique, oui ! Comment expliquez-vous que tous les colloques internationaux de gastro-nomie, de Madrid Fusion à Tokyo Taste, soient sponsorisés par les plus grands fabricants d’additifs ?

Ferran Adria et l’avant-garde espagnole ont-ils, comme le prétendent de nombreux observateurs, détrôné la France en termes de créativité culinaire ?

M. W.-L. : Pour ce qui est des produits et du patrimoine, la France reste incontestablement le pays de la gastronomie. Mais elle est trop conservatrice et refuse de se rendre à l’évidence : elle perd de l’influence par rapport à l’Espagne.

J. Z. : On trouve aussi beaucoup de n’importe quoi dans les assiettes de la jeune garde espagnole. En France, la créativité s’appuie sur la tradition et a raison de ne pas céder aux sirènes de la cuisine moléculaire. Ce qui commence à manquer, en revanche, c’est une figure charismatique qui incar-ne la créativité culinaire, comme l’ont fait Michel Guérard ou Alain Chapel en leur tempsà

Les Dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire, par Jörg Zipprick, Favre.

Le magicien d’El Bulli, par Manfred Weber-Lamberdière, Payot.

Propos recueillis par François-Régis Gaudry

 » plus que les additifs, c’est votre livre qui est indigeste ! « 

 » Adria doit être soumis à la même transparence que l’industrie « 

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