Faux réfugiés, vrais terroristes

Plusieurs participants aux attentats de Paris et Bruxelles sont entrés en Europe en se faisant passer pour des migrants. La présence de ces  » infiltrés  » de Daech inquiète au plus haut point les autorités.

Le dernier compagnon de cavale de Salah Abdeslam, blessé et arrêté en même temps que lui, le 18 mars à Molenbeek, recèle de lourds secrets. Cet homme,  » provocateur et très agressif « , selon un enquêteur belge, détenait deux pièces d’identité contrefaites : une carte d’identité belge mentionnant le patronyme  » Amine Choukri  » et un faux passeport syrien établi au nom de Monir Ahmed Alaaj. En réalité, il s’appelle Sofiane Ayari et serait d’origine tunisienne. Ce djihadiste a séjourné en Syrie, dans les rangs de l’organisation Etat islamique. Il est entré en Europe le 20 septembre 2015, par l’île grecque de Léros, située à 35 kilomètres des côtes turques. Ces jours-ci, les polices belge et française sont sur les traces d’un autre suspect syrien qui aurait participé aux attentats de Bruxelles. Cet homme, connu sous le nom de Naïm al-Hamed, est lui aussi passé par Léros, en même temps qu’Ayari.

Après les attentats du 13 novembre à Paris (130 morts et 350 blessés), les policiers retrouvent des passeports syriens près des dépouilles de deux des trois kamikazes du Stade de France. Là encore, il s’agit de faux documents. Les deux djihadistes étaient vraisemblablement irakiens. Mais, là encore, ces deux hommes ont pénétré en Europe, le 3 octobre précédent, par l’île de Léros. Le même jour, deux autres faux réfugiés se glissent au sein d’un groupe de 199 migrants arrivés par bateau. Ils seront arrêtés le 10 décembre suivant, dans un centre de réfugiés à Salzbourg (Autriche). Ils étaient en relation avec les auteurs des attaques du 13 novembre. Devaient-ils y participer ? Ou constituer une cellule dormante en Allemagne ? Mystère.

Ces exemples mettent en lumière un phénomène redouté par les services de police et de renseignement européens : des terroristes envoyés par l’organisation Etat islamique se fondent dans le flot des migrants pour tenter de perpétrer des tueries de masse dans les grandes villes du Vieux Continent. Pendant que des centaines de milliers de réfugiés veulent gagner l’Europe pour échapper à la guerre, aux exactions de l’Etat islamique, à celles du régime syrien, et aux bombardements de la coalition internationale, de petits groupes djihadistes cherchent à y semer le chaos.

L’EI a mis la main sur des dizaines de milliers de passeports vierges

La première alerte remonte au mois de mars 2015. Le Belge Gilles de Kerchove, coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme, lance cet avertissement :  » Il est relativement facile de pénétrer dans l’UE quand on se mêle au flux des migrants. Nous devons être vigilants.  » Sa mise en garde est accueillie avec un mélange de mépris et de réactions outragées, sous prétexte qu’elle pourrait dresser l’opinion publique contre l’accroissement du nombre de réfugiés qui cherchent asile en Europe. Certains  » experts « , habitués des plateaux de télévision, balaient même l’hypothèse.  » Cette menace ne tient pas la route. C’est ridicule, assène encore, à la mi-septembre 2015, l’ancien directeur d’un service de renseignement français. Cela n’aurait aucun sens, en termes opérationnels, pour un réseau de prendre de tels risques. […] Si jamais l’Etat islamique perd pied sur le terrain et veut se lancer dans une offensive de terreur internationale, il ne va pas envoyer ses nervis parmi les réfugiés. Il leur faudrait au moins un mois pour arriver, avec une chance sur deux de se noyer.  » Nous sommes deux mois avant les tueries du 13 novembre. Et dans la quinzaine suivant cette déclaration péremptoire, les six terroristes précédemment cités débarquent à Léros…

L’existence du phénomène n’a fait que se confirmer depuis lors. Le 28 décembre 2015, Bernard Cazeneuve, ministre français de l’Intérieur, adresse un courrier alarmant à Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne, et à Dimitris Avramopoulos, commissaire européen aux Migrations. Teneur du message :  » Des milliers de passeports vierges volés par Daech en Syrie et en Irak, voire en Libye, pourraient être utilisés par des terroristes camouflés en réfugiés pour rejoindre l’Europe.  » Au fur et à mesure de leurs conquêtes territoriales et de la prise de villes syriennes et irakiennes, l’organisation djihadiste a mis la main sur des dizaines de milliers de documents administratifs vierges. Ces  » vrais faux  » passeports syriens – qui font aussi l’objet d’un juteux marché pour les réseaux mafieux auprès des réfugiés – peuvent être un sésame pour des terroristes souhaitant frapper en Europe.

 » La crise des migrants a constitué un effet d’aubaine pour l’Etat islamique, explique Dominique Thomas, spécialiste des mouvements salafistes et djihadistes. Il ne s’agit pas d’une démarche extrêmement planifiée, mais plutôt d’un opportunisme. L’utilisation des routes migratoires permet à des djihadistes de toutes nationalités de se fondre dans la masse. Mais il faut garder à l’esprit que ces hommes n’agissent pas seuls : arrivés en Europe, ils s’appuient sur un réseau local qui connaît les lieux ciblés et effectue les repérages.  »

Précision d’importance : ces  » infiltrés  » ne franchissent pas à pied les quelque 2 500 kilomètres qui séparent la Grèce de la Belgique, comme des réfugiés ordinaires. Ils sont attendus, pris en charge, hébergés durant leur parcours, afin d’éviter les contrôles et de ne pas éveiller les soupçons. Durant l’été 2015, Salah Abdeslam a ainsi multiplié les voyages en voiture en Europe, notamment en Allemagne et en Hongrie, pour récupérer des participants aux attentats de Paris et de Bruxelles.

Quelques centaines d’individus en mesure de passer à l’action en Europe

Mais combien sont-ils vraiment, ces  » chevaux de Troie  » du djihad, déterminés à semer la mort sur le continent européen ? Impossible de le savoir précisément. En novembre 2015, quelques jours avant d’être tué par la police à Saint-Denis, Abdelhamid Abaaoud, l’un des coordinateurs des attentats de Paris, affirme devant témoin :  » On est rentrés sans documents officiels, avec 90 hommes. Des Syriens, des Irakiens, des Français, des Allemands, des Anglais […].  » Simple bravade ? Pas sûr.  » Quelques centaines d’individus susceptibles de passer à l’action sont entrées en Europe, estime le chercheur et consultant Eric Denécé, spécialiste du renseignement et du terrorisme. Reste à savoir où ils sont et ce qu’ils préparent. Et là, les services avancent dans le brouillard.  » Jean-Charles Brisard, autre expert français des questions de terrorisme, confirme :  » Nous avons affaire à plusieurs centaines de personnes, qui bénéficient d’un réseau organisé de passeurs, logeurs, correspondants locaux. Certains sont envoyés pour participer à des opérations déjà programmées, d’autres constituent de petites cellules dormantes, en attente d’instructions.  »

Vers de nouvelles tentatives d’infiltration à partir de la Libye ?

Bien sûr, ces  » infiltrés  » ne représentent qu’un pourcentage infinitésimal des quelque 1,2 million de migrants qui ont pris pied en Europe depuis le début de 2015. Les ONG dénoncent d’ailleurs la tentation de vouloir  » assimiler des réfugiés de guerre à des terroristes en puissance « . Il n’empêche : la menace qu’ils représentent s’étend à l’ensemble du continent. En décembre 2015, des jumeaux irakiens, âgés de 23 ans, sont arrêtés en Finlande, après avoir été identifiés dans une vidéo de propagande de l’organisation Etat islamique : on les voit participer à l’exécution de 11 prisonniers lors du massacre de 1 700 soldats irakiens, en juin 2014. Récemment, un faux réfugié syrien a été démasqué de la même manière en Suède (voir l’encadré).

Le péril se complique encore davantage avec le retour dans leur pays d’origine de djihadistes européens ayant séjourné en Syrie. 300 d’entre eux seraient rentrés récemment en Grande-Bretagne, 270 en Allemagne, 250 en France, 120 en Belgique. Cette tendance s’accroît à mesure que l’Etat islamique perd du terrain en Syrie et en Irak. Tous ces returnees ne reviennent pas pour passer à l’acte, beaucoup étant  » déçus  » ou écoeurés par ce qu’ils ont vécu dans les rangs de l’Etat islamique. Cependant, on sait que plusieurs membres de la cellule liée aux attentats de Paris et de Bruxelles sont revenus de Syrie sous de fausses identités. Le téléphone d’Abdelhamid Abaaoud avait d’ailleurs été localisé, trop tardivement, sur l’île grecque de Léros à l’automne 2015…

L’état d’alerte en Europe est permanent. Selon des informations obtenues la semaine dernière par l’agence Associated Press (AP), l’organisation Etat islamique a entraîné 400 combattants destinés à perpétrer plusieurs massacres en Europe. De plus, l’expansion du groupe djihadiste en Libye fait craindre l’apparition de nouvelles voies maritimes d’infiltration. Alors que des centaines de milliers de migrants sont prêts à risquer leur vie pour traverser la Méditerranée sur des embarcations de fortune, l’organisation terroriste envisage certainement d’y glisser ses candidats aux attentats suicides.

Par Boris Thiolay, avec Axel Gyldén

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