Fabiola-Franco – La face obscure de la Reine blanche

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Alléluia, Fabiola ! Une fois encore portée aux nues par une biographie espagnole, la veuve du roi Baudouin garde sa réputation sans tache. Ses sympathies pour le dictateur Franco font partie de ces vérités historiques généralement tues. Mais l’historienne Anne Morelli travaille à les établir. Le Vif/L’Express lève le voile sur cette part d’ombre de la reine des Belges.

Justice est faite. A 84 ans, Fabiola a enfin droit à sa première biographie intégralement espagnole. La cinquième reine des Belges ne peut qu’être enchantée de cette tardive marque d’attention. Fermin Urbiola, journaliste bien connu en Espagne, a fait du beau travail. Son livre est même devenu, dit-on, un best-seller en péninsule Ibérique. Traduit en français et en néerlandais, il semble promis au même succès sous nos latitudes (1).

Indémodable Fabiola. La veuve du roi Baudouin reste une valeur sûre au box-office des têtes couronnées et le dernier portrait qui lui est consacré, flatteur à souhait, ne déroge pas à la tradition : son auteur est à son tour tombé sous le charme de cette  » reine depuis toujours, moderne et innovante « . Chroniqueur vedette de la grande et de la petite histoire des Maisons royales, Stéphane Bern a remis le couvert, pour les besoins de la préface : Fabiola reste à ses yeux une  » lumineuse et irradiante « reine blanche » « .

Même sa tranche de vie espagnole, sur laquelle s’attarde avec force détails le dernier biographe, ne vient en rien ternir le blason de la grande dame. Pas une ombre au tableau : Fabiola traverse, indemne, les années sombres de la dictature franquiste qui a étreint l’Espagne entre 1939 et 1975, sous la poigne de fer de son guide suprême, le général Francisco Franco. Ces années de plomb qui ont enveloppé l’enfance de Fabiola, façonné ses convictions de jeune fille. Puis guidé, voire inspiré, ses pas de reine des Belges.

Ainsi se prolonge l’état de grâce. Il a le don de faire bondir l’historienne Anne Morelli (ULB). A son évocation, le sang de cette républicaine convaincue ne fait qu’un tour. Elle fourbit ses armes et prépare la riposte. Le Palais royal de Bruxelles lui a poliment fermé la porte au nez ? Qu’à cela ne tienne : Morelli affirme n’être pas rentrée bredouille de sa plongée dans les archives espagnoles, notamment dans les papiers du général Franco (lire son interview en page 27).

Elle y a puisé matière à déchirer le voile pudiquement jeté sur la face obscure de la  » Reine blanche « . Le brûlot est encore en gestation, mais son titre est déjà tout trouvé : Fabiola, un pion dans le jeu politique de Franco. La trame d’une part d’ombre sur laquelle la reine, invitée par Le Vif/L’Express à en dire plus, préfère garder religieusement le secret.

Pour l’heure, les Espagnols sont servis. Urbiola les régale, en leur donnant l’occasion de redécouvrir avec ravissement cette inconnue qui les a tant fait vibrer, il y a plus de cinquante ans. Autant qu’en Belgique, Fabiola avait fait un tabac en Espagne, lorsque elle fit officiellement irruption dans la vie sentimentale du roi Baudouin, à l’automne 1960.

A l’époque, son pays natal est pris de  » fabiolite  » aiguë. Autorisés à se déchaîner, les journaux rivalisent de louanges à l’égard de cette méconnue dont la vie est examinée sous toutes les coutures. Elle est aristocrate, jeune fille de très bonne famille, élevée dans la stricte observance du catholicisme ibérique, infirmière dans un hôpital militaire, constamment au chevet des plus démunis : la promise est tout simplement parfaite. Passés au peigne fin, son profil, ses goûts, son mode de vie font les délices de la presse populaire féminine.

Une success-story qui sidère Anne Morelli :  » De l’annonce des fiançailles au mariage, le feuilleton se poursuit tous les jours, par pages entières. C’est Place royale avant l’heure : « Fabiola, la Madrilène qui devint reine », « Le rêve d’une jeune fille », « Deux chapeaux de Cordoue offerts au roi Baudouin », etc. Pareil déluge médiatique ne peut se produire sans l’accord du pouvoir franquiste.  » Aucune nouvelle ne vient assombrir le conte de fées en cours d’écriture. Le Caudillo en tête, le régime franquiste y veille, un regard bienveillant posé sur l’engouement ambiant. Fabiola par-ci, Fabiola par-là : les témoignages de reconnaissance et d’affection pleuvent de tous côtés.

Les cadeaux de Franco

Le couple Franco en personne se joint à la fête et orchestre volontiers la man£uvre.  » L’Etat espagnol voulut se joindre aussi à l’ample et intense marée nationale de reconnaissance envers la jeune aristocrate. Ce fut justement l’épouse de Franco, Carmen Polo, qui voulut [sic] se charger de l’événement, avec sa fille, la marquise de Villaverde, rapporte Fermin Urbiola. Les deux se présentèrent à l’hôtel particulier des Mora, devant une nuée de photographes et de reporters, pour donner le plus de solennité possible à l’acte de donation du cadeau de l’Etat, une couronne, à la fiancée et future reine des Belges.  » L’épouse du ministre espagnol des Affaires étrangères, Fernando Castiella, homme au passé idéologiquement chargé, est aussi de la partie.

C’est avec le raffut médiatique voulu que le bijou de grande valeur, à porter en couronne, en diadème ou en collier, est remis. Cadeau de l’Etat. Cadeau du Caudillo. Perverse confusion des genres, en dictature. Avant de partir pour Bruxelles, la fiancée reçoit encore la grand-croix d’Isabelle la Catholique,  » des mains du chef de l’Etat lui-même, au Pardo [NDLR : palais du Pardo, proche de Madrid, lieu de résidence de Franco], durant une cérémonie officielle suivie d’un déjeuner en son honneur et auquel étaient présentes les plus hautes autorités de l’Etat « , relate aussi son dernier biographe.

Fabiola ne se dérobe pas. S’accommode fort raisonnablement de ces marques d’attention prodiguées jusqu’au sommet du pouvoir franquiste.

Elle ne rechigne pas à prendre la pose aux côtés de l’épouse du dictateur, pour le plus grand bonheur de la presse espagnole qui en fait sa Une. Elle s’affiche aussi en compagnie du maire de Madrid qui lui décerne le titre de  » fille préférée  » de la ville. Ce comte de Mayalde n’est pas un inconnu en Belgique : dans une autre vie, c’est lui qui s’était chargé de mettre Léon Degrelle à couvert, en lui procurant de faux papiers. C’est à cet ancien directeur de la Sécurité, que le leader rexiste, condamné à mort en Belgique, doit de couler des jours paisibles en Espagne, sous sa nouvelle identité de José Léon Ramirez Reina.

Fabiola assume parfaitement son rôle d’ambassadrice de charme de l’Espagne, forcément franquiste.

Entre peste républicaine et choléra franquiste

On ne choisit pas son pays, ni sa famille. Celle de Fabiola appartient à la haute noblesse espagnole, qui ne jure que par Dieu et la couronne. Le père, comte de Mora et marquis de Casa Riera, est le modèle du collaborateur loyal du 41e roi d’Espagne, Alphonse XIII. Il en a été l’ambassadeur, il en est devenu un ami intime.

L’entourage familial baigne dans le catholicisme le plus rigoureux. Fabiola, troisième fille et sixième des sept enfants du couple, grandit dans un climat rigoureusement royaliste et catholique réactionnaire. Dans la famille, on ne conclut d’ailleurs que de beaux mariages avec la fine fleur de l’aristocratie espagnole.

Il y a juste don Jaime qui fait tache. L’excentrique,  » le mouton noir  » de la famille, qui filera du mauvais coton en allant perdre son âme dans la jet-set et des affaires immobilières parfois douteuses. Fâcheuse réputation. Elle lui vaudra d’être déclaré persona non grata au mariage de sa s£ur, il sera intercepté in extremis à l’aéroport de Madrid.

A la maison des Mora, on s’occupe plus de la gestion des domaines que de politique. Encore que le réseau de relations familiales ne soit pas vraiment peuplé de grands démocrates. Alphonse XIII, le guide, a d’ailleurs indiqué la voie en donnant sa bénédiction au gouvernement des militaires du général Primo de Rivera qui a pris le pouvoir en 1923. Un  » mal  » jugé nécessaire au retour à l’ordre et à la paix sociale. Le modèle fasciste italien n’est pas loin.

Mais tout cela vole très, très haut au-dessus de la tête de la petite Fabiola, née en 1928. Elle n’a pas 3 ans quand le voile se déchire et que le chemin de l’exil s’impose une première fois aux siens. La grande victoire des républicains aux élections municipales de 1931 pousse Alphonse XIII à quitter le pays pour Biarritz puis Paris. Dans son sillage : le fidèle comte de Mora qui emmène sa famille.

Retour au pays en 1933 avant une nouvelle fuite à l’étranger, durable cette fois, quand la guerre civile éclate en 1936. La famille de Fabiola partage à nouveau le triste sort du roi sur la touche. C’est depuis Lausanne, en Suisse, que les Mora suivent avec anxiété l’évolution de la fortune des armes en Espagne.

Une victoire des républicains ? C’est la perte assurée de leurs privilèges. Un triomphe des nationalistes conduits par le général Franco ? Ce n’est pas la garantie de la restauration monarchique. Mais c’est la voie du moindre mal.  » La famille de Fabiola souhaitait la victoire de Franco « , observe Vincent Dujardin , spécialiste en histoire contemporaine à l’UCL.

Le frère aîné de Fabiola,  » Gonzalito « , choisit d’entrer dans la mêlée. Il a 17 ans, il rallie la bannière franquiste. Il terminera la guerre civile avec le grade de sous-officier, décoré. Fin mars 1939, la victoire de Franco est consommée. La monarchie est devenue une cause perdue. Cette carte, que la famille de Fabiola a jouée jusqu’au bout, lui glisse entre les doigts. Le nouvel homme fort de l’Espagne, intronisé Caudillo, n’a nulle intention de rétablir sur son trône Alphonse XIII. Qui s’éteindra en exil, en 1941.

Retour à Madrid, sous l’ère franquiste. Les Mora posent à nouveau leurs valises dans le majestueux hôtel particulier sur la calle Zurbano, que les républicains avaient reconverti en QG des femmes révolutionnaires dirigées par la Pasionaria.

Tant de tribulations marquent l’âme d’un enfant. Rentrée au pays à 11 ans, Fabiola ne peut pas ne pas avoir saisi, même confusément, ce qui se pensait, se disait et se décidait dans l’entourage familial. Elle reprend son existence de petite fille modèle dans la bonne société peu ou prou liée au nouveau régime en place.

Entre la  » peste républicaine  » et le  » choléra franquiste « , les milieux monarchistes ont choisi le maintien d’un régime militaire catholique, garant de la paix sociale. Qui plus est, pardonné par les Alliés vainqueurs pour ses sympathies envers l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste.

La famille de Fabiola se coule sans grand mal dans le moule franquiste. Le mariage de raison se conforte au fil du temps.  » C’était normal « , s’en est expliquée au biographe Urbiola une amie d’enfance de Fabiola, qui se souvient des discussions entre filles à ce sujet :  » Toute l’aristocratie, nous avons été du côté du roi, mais ensuite – et la famille de Fabiola aussi – nous avons soutenu Franco, bien qu’au début nous ne l’aimions pas. Mais après, oui. C’est arrivé dans toutes les maisons.  »

(1) Fermin J. Urbiola, Fabiola. Reine depuis toujours, éd. Mols, 2012.

PIERRE HAVAUX

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